ÉDITORIAL – MARS 2018

LES BALADINS QUI SERPENTENT LES ROUTES
QUI SONT-ILS DONC DANS LEUR COSTUME D’OR ?
DES VAGABONDS OU DES DIEUX EN DÉROUTE ?

Ces vers, extraits de la Balade des Baladins que Louis Amade écrivit pour Gilbert Bécaud, ont marqué ma vie pendant près de 50 ans. C’était l’interprétation fétiche de Roger, un grand ami qui vient de nous quitter après plusieurs années de souffrances stoïques. Ce texte s’adaptait bien à la personnalité de notre inoubliable catalan, athlète de haut niveau, étudiant talentueux (sans effort), professeur de faculté atypique… Grand baladin au sens noble du terme. Cette triste journée m’a subitement rappelé que le monde de la tauromachie a connu des personnages exceptionnels qui, outre leur talent et leur courage de torero dans le ruedo, ont montré dans leur vie d’aventurier (au sens premier du terme), des caractères très divers, parfois imprévisibles que l’on peut rapprocher de la définition initiale du baladin : comédien qui voyage de ville en ville… Cette image se rapproche particulièrement de celle de ces toreros du XIXème siècle, avec leurs vies riches d’aventures, qui se sont faits remarquer par leur personnalité hors du commun. Je choisirai, parmi une longue liste, quatre toreros qui ont marqué cette époque de leurs capacités à affronter, le plus souvent avec succès, les difficiles toros d’alors et de conserver hors du ruedo, cette différence qui fait la classe et le mystère, sans oublier leur humour, leur bonté et parfois même leur compassion vis-à-vis de leurs prochains.

Luis Mazzantini Eguia naquit au Pays Basque en 1856. Jeune, il reçut une éducation bourgeoise et suivit son père italien, dans de nombreux déplacements professionnels, tant dans le sud de la France qu’en Italie. Ambitieux, il ne se suffit pas d’une bonne carrière dans les chemins de fer, qui lui était promise et aspire à davantage pour son existence. Après ses débuts dans le théâtre et l’opéra où il échoue, il se dirige vers la tauromachie. Ce n’est pas un trajet banal. On lui prête cette boutade : Dans ce pays de vulgaires pois chiches, on ne peut être que deux choses : ténor d’opéra ou matador de toros. Le jeune Luis choisit un parcours différent des autres aspirants à devenir matadors de toros qui commençaient par le poste de banderilleros. Il commence sa carrière en tant que novillero et se présente notamment à Béziers les 9 et 14 juillet 1882 dans des capeas espagnoles sans mise à mort. Il marque le public par sa forte personnalité, son allure dans et hors du ruedo. Adepte de la franc-maçonnerie, il est notamment reçu durant son séjour, dans une des Loges de Béziers. Il prend une alternative de luxe en 1884 à Séville, des mains de Salvador Frascuelo avec Lagartijo comme témoin. Frascuelo avait souhaité donner l’alternative à ce jeune torero atypique, notamment dans la conduite de sa carrière, en passant directement au poste de novillero. Dans le ruedo, Mazzantini, torero audacieux, brillait surtout dans l’estocade finale par volapié, fulgurante dans la plupart des cas. Bien que considéré par certains comme un torero banal, le public aimait aussi ses faenas dansées au cours desquelles il s’enroulait parfois dans sa muleta. Il avait gardé de son expérience théâtrale un fort goût de mise en scène. Son comportement de dandy dans la vie le rendit très populaire. Différent des autres toreros de l’époque dans son attitude en la calle, ils l’appelaient el torerito loco. Cultivé, il était reçu dans le Tout-Madrid. Riche de ses gains professionnels dans le ruedo, il vivait sur un grand pied. Nous avons la chance de le voir en habit avec canne et chapeau haut de forme sur des photos lors de ses sorties dans le monde. Il prenait soin de marquer sa personnalité et ses relations. Deux évènements vont marquer sa vie :  son séjour à Cuba, il arrive à La Havane en 1886 pour toréer. Il est reçu en grande pompe par la foule de ses admirateurs. Il devint, pendant son séjour, un personnage important dans la société de la capitale qui le recevait dans les salons les plus prestigieux.

Il actua plusieurs fois dans la Gran Plaza de La Havane dans la temporada 1886-1887. Mazzantini a tellement marqué les Cubains au point de répéter encore de nos jours le dicton Eso no lo logra, ni Mazzantini pour qualifier un fait, un acte impossible à réaliser, même pour Mazzantini. Quel personnage ! Le séjour du Maestro Mazzantini fut marqué par des interventions en faveur d’œuvres bénéfiques, notamment pour le collège de jeunes filles pauvres de Jesus del Monte, certainement dans le cadre des fraternités maçonniques cubaines très actives dans ce secteur depuis 1880. Mazzantini devait terminer son séjour à La Havane par un évènement encore plus populaire, on dirait aujourd’hui médiatique : son amitié amoureuse publique avec la fameuse diva française Sarah Bernhardt en tournée à Cuba pour jouer les grandes pièces de son répertoire : l’Étrangère, la Dame aux Camélias, le Sphinx… A son retour, Luis Mazzantini qui continua sa carrière dans les plus grandes arènes espagnoles, se fit remarquer en faisant imposer le sorteo des toros avant la corrida, alors que l’ordre de sortie des toros était jusque là décidé par le ganadero. Il toréa à nouveau à Béziers en 1899 face aux Miura. Notre musée taurin a l’honneur d’abriter dans ses murs, une tenue complète du Maestro, laquelle après son inscription au titre des monuments historiques d’objets mobiliers, est en cours de restauration. Luis Mazzantini participa aussi à une corrida à Roubaix (!) et surtout toréa plusieurs fois à Paris. A la fin de sa carrière taurine en 1904, il commence une toute autre vie avec une carrière politique importante. Après avoir été élu Adjoint au Maire de Madrid, il devient Gobernador Civil (Préfet) des provinces de Guadalajara et Avila. Cette période moins romantique n’enlève rien à sa personnalité première de baladin aventurier.

A la même époque, les frères Salvador et Francisco Sanchez Povedano Frascuelo, originaires de Granada, naquirent, contrairement à Mazzantini, dans une famille en difficulté où le père, ancien militaire de la guerre contre les français, se ruinait dans les jeux de hasard. Ils se déplacèrent dans la région madrilène pour survivre grâce à leur mère et aux menus travaux d’aide-berger qu’ils trouvaient dans le campo. Dans cette région de Cinco Villas, il y avait une grande aficion aux spectacles taurins populaires et aux lâchers de vaches pour les plus adroits et courageux. C’est l’aîné, Francisco (1841) qui le premier marque de l’intérêt pour la fiesta taurina et pour le toreo. Il passait le plus clair de son temps dans les fêtes de village pour participer aux lâchers de vaches pour les aficionados. Le peu qu’il apportait au revenu familial provenait de ce que les spectateurs de ces capeas leur jetaient à la fin dans les capotes. Dès ses 18 ans (1859), il entre comme banderillero dans la cuadrilla de Cuchares et participe à de nombreuses corridas avant sa première alternative en 1877. La tauromachie de Paco était surtout basée sur un mouvement spectaculaire de la cape (galeo) réalisé d’une manière parfaite et surprenante qu’il avait apprise dans les capeas. Par contre, tant avec la muleta qu’avec l’épée, il perdait beaucoup de son efficacité et de son renom auprès des spectateurs. C’est lui qui avait amené son jeune frère Salvador (né en 1842) comme spectateur dans les capeas de ses débuts. Celui qui devait devenir le fameux Frascuelo, fut subjugué par ce contact avec les vaches et les toros et décida de devenir matador de toros. Salvador qui avait connu une vie dure, avait des qualités physiques exceptionnelles et surtout une volonté et un courage hors du commun. Il démontre rapidement plus de sûreté que son frère dans toutes les suertes. Il existe de nombreuses anecdotes qui démontrent ce courage exceptionnel, hors du commun, on peut presque dire héroïque, qui lui fit prendre une alternative dès le 27 octobre 1867 des mains du Maestro Curro Cuchares. Il commença sa carrière dans toutes les plazas espagnoles mais c’est sa rivalité avec Lagartijo (alternative en 1865 à 23 ans) qui accentua l’impact de son personnage. La competencia entre Salvador Frascuelo et Lagartijo fut totale. Frascuelo montrait un courage sans fissures et une décision au moment suprême de tuer, fascinant tout autant le public que ses partisans. On peut voir au Musée Taurin une de ses épées et une très belle estampe ancienne montrant Frascuelo se préparant avant d’entrer a matar. Cette rivalité était si forte que lors d’une corrida où ils s’affrontaient et se mettaient en danger exagérément, le Président de la corrida dut les réprimander devant les prises de risques des deux phénomènes. Malgré cette rivalité, il y avait un grand respect entre les deux figuras. Lors d’une tertulia où l’un de ses partisans voulait censurer la tauromachie de son concurrent, Salvador Frascuelo l’interrompit publiquement : Cela vous le direz dans la rue parce que vous partez immédiatement d’ici. Pour moi, Lagartijo est le meilleur torero qu’une mère n’ait jamais fait naître. Salvador Frascuelo reçoit de nombreuses graves cornadas dans sa carrière. La plus notoire, si elle ne fut pas la plus grave, eut lieu à Chinchon en 1863 où il fut soigné pendant 3 mois dans une auberge mise à sa disposition par son propriétaire. Cette auberge est restée fameuse avec accès direct à la Plaza Mayor. Il ne l’oublia jamais puisqu’il partit vivre à Chinchon après sa corrida de despedida le 2 mai 1890, avant de revenir à Madrid où il décéda en 1898. Alors que son frère Paco eut une vie de bohème et presque sans domicile fixe, Salvador est adoré de tout le peuple mais aussi de l’aristocratie. On parle même d’une aventure amoureuse avec l’Infante Isabel de Bourbon qui était passionnée de corridas où elle faisait admirer dans les tendidos ses tenues spectaculaires de la tradition espagnole. Pourtant, Salvador va aider son frère et lui faire profiter de son prestige et de son nom. Francisco va ainsi toréer beaucoup et dans plusieurs pays, même en Uruguay, au Pérou et bien entendu en France. C’est ainsi qu’il se présente à Béziers le 9 juillet 1883 en remplacement de son frère, ce qui ne l’empêcha pas de triompher par son allure, sa facilité au capote et son efficacité à la mort. Le Maire, enthousiaste, organisa sur le champ une corrida imprévue avec Paco comme seul torero, le 14 juillet. C’est Francisco Frascuelo qui était au cartel pour inaugurer à Paris le 10 août 1889 les arènes de la rue Pergolèse (Bois de Boulogne) où le monde taurin espagnol attiré par le succès de l’exposition universelle (arènes du Champ de Mars 14 000 spectateurs) avait investi dans la construction d’un édifice exceptionnel pouvant contenir 24 000 personnes et couvert d’une verrière. Toutes les figuras vont y toréer jusqu’à la fin 1892 deux corridas par semaine (jeudi et dimanche) pendant 4 à 5 mois : Lagartijo, Salvador Frascuelo, Mazzantini, Angel Pastor, Guerrita. Malgré l’affluence (15 000 spectateurs en moyenne), les résultats économiques furent insuffisants. Paris ne vit plus en 1893 ces spectaculaires toreros qui, dans les lieux publics ou privés, faisaient l’admiration des parisiens et constituaient une véritable attraction, vêtus de leurs trajes cortos d’apparat ornés de fajas multicolores et chaussés de bottes magnifiques. Les plus aisés rajoutaient des bijoux, des diamants taillés comme boutons de chemises. On a pu voir Salvador Frascuelo avec des montres et chaînes en or, canne en ivoire avec pommeau en argent. C’étaient de véritables baladins aventuriers, comme nous les chantait Bécaud : Ces gens de vingt ans qui ressemblent à des dieux. Malheureusement, Salvador Frascuelo usé par tant de cornadas, toréa diminué physiquement alors que c’était un avantage principal pour lui. Il jugea que c’était le moment d’arrêter sa carrière en 1890. Son frère Francisco continua dans des arènes de différentes catégories, profitant de la renommée du nom Frascuelo jusqu’à sa despedida à Madrid en 1900.

Son concurrent Lagartijo naît à Cordoue en 1841, se faisait remarquer par un toreo harmonieux. Son contact avec l’aficion était différent de celui de Salvador Frascuelo. Il charmait le public par son physique, sa rapidité de l’esquive d’où son surnom de Lagartijo (petit lézard). Il prit l’alternative en 1868 et commence rapidement ses duels avec Frascuelo au cours desquels ils s’affrontent avec vaillance. A partir de 1875, sa tauromachie se perfectionne avec une meilleure connaissance de la lidia et la perfection à l’épée. C’est lui qui prit la décision de tuer sans autorisation le premier toro dans une arène parisienne. Lagartijo fit sa despedida en 1893 face à six toros du Duc de Veragua, après une carrière de mille six cent trente deux corridas dont quatre cent quatre à Madrid. Cordoue le nomma El Gran Califa, titre honorifique, premier des 5 califes de Cordoba. Lagartijo ne fut pas seulement un torero exemplaire mais un homme généreux, avec un grand sentiment humanitaire pour les nécessiteux et ceux qui lui demandaient de l’aide. Il aimait aussi faire la fête avec ses amis, particulièrement les livreurs de charbon nombreux à cette époque-là. Ses excentricités et ses commentaires incisifs dans son style andalou étaient fameux.

J’ai choisi ces quatre toreros pour leur comportement exceptionnel, mais j’aurais pu aussi vous narrer d’autres histoires similaires de cette époque, comme celle de Guerrita, leur concurrent principal mais plus suffisant et capricieux. De nos jours, nous pouvons voir des toreros de très haut niveau que nous admirons mais les temps ont changé dans le monde qui nous entoure et ils s’adaptent moins à la vie rocambolesque et extrême de leurs glorieux prédécesseurs.

Je resterai avec mélancolie sur les derniers vers du texte de Louis Amade, si bien interprétés par Bécaud qui composa la musique :
Mais tout cela n’était qu’un fragile mirage
Et je reste tout seul avec mes lendemains
Ohé les baladins
Vous partez ?
Emmenez-moi !

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 59 – Mars 2018