Edito n° 4 – Septembre 2024

DON QUIJOTE DE LA MANCHA

« Je suis peut-être fou, mais à tout prendre, je le suis moins que la société où nous vivons » Don Quijote de Miguel de Cervantès
Sous le titre « La Quête » (juin 2016), j’avais voulu mettre en exergue, la carrière exceptionnelle du jeune Sébastien Castella parti de Béziers pour devenir un grand Maestro avec sa motivation, ses inspirations de torero, en faisant référence à la magnifique interprétation de Jacques Brel en 1968. Ce chant est inclus dans l’adaptation française de la comédie musicale américaine « L’Homme de la Mancha » composée par Joe Darion et Mitch Leigh d’après Don Quijote de la Mancha de Miguel de Cervantès.
Brel fut enthousiasmé par cette œuvre lors de sa visite à Broadway à New York (*1). Il décide de la traduire et de l’adapter et de la présenter au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en octobre 1968 avant la représentation au Théâtre des Champs-Elysées à Paris en décembre 1968.
Ce fut un grand succès émotionnel qui, dans sa version française, vit pleurer plusieurs spectateurs. Malheureusement, la comédie musicale fut touchée par une première épreuve : le décès de Dario Moreno qui interprétait parfaitement le rôle de Sancho Panza.
Quand on sait que Jacques Brel arrête de chanter quelques mois après à 39 ans, on peut s’imaginer que son rôle de Don Quijote était très exigeant physiquement comme le démontrent les images encore visibles sur internet. Il faut certainement ajouter les prémices de ses ennuis de santé qui commençaient à altérer sa voix exceptionnelle. Son repli sur Tahiti et plus tard aux Marquises, devait s’achever par son décès à l’âge de 49 ans.
J’ai voulu commencer cet édito en vous décrivant cet artiste inoubliable car sa vie, son engagement professionnel, ses exigences personnelles sont proches de celles du personnage « extravagant » de Don Quijote de la Mancha créé au XVIème siècle par l’exceptionnel Miguel de Cervantès. Rarement, un chanteur aura exprimé ses rages et ses passions avec autant de sincérité et de gravité que Brel. Quelle photo émouvante qui réunit lors d’une émission radiophonique les poètes insoumis extraordinaires : Léo Ferré, Georges Brassens et Jacques Brel.
Miguel de Cervantès, auteur mythique de « l’ingénieux Don Quijote de la Mancha » né à Madrid en 1547, descendant de familles bourgeoises ennoblies, a connu dans un premier temps une vie particulièrement culturelle et active notamment lors de voyages en Italie dans
l’entourage de personnages puissants. Il devint soldat et participe en 1571 à la fameuse bataille victorieuse de Lépante qui oppose la flotte ottomane à celle de la Sainte Ligue. Il est blessé et perd l’usage de sa main gauche. Cette blessure lui vaudra plus tard le surnom de
« manchot de Lépante ». En 1575, il sera capturé sur la côte catalane par les pirates barbaresques et restera prisonnier à Alger pendant 5 ans avant d’être libéré contre rançon avec 60 autres prisonniers. Déjà !
Cette période difficile forgera chez lui une personnalité d’exception ajoutée à ses connaissances antérieures sur le monde de l’époque. Plus tard, ses vicissitudes seront aggravées par des aventures financières compliquées à Séville et des séjours en prison où il va commencer à rédiger Don Quijote de la Mancha et fera des séjours dans le territoire manchego au centre de l’Espagne.

Mes activités professionnelles et parfois taurines m’ont fait connaître les villages principaux de cette terre viticole où vivaient « les amis » de Don Quijote : El Toboso de « sa Dulcinée », Montiel, Argamasilla. Son entourage, le curé, l’aubergiste et le fameux étudiant bachelier, vont essayer de le faire revenir chez lui mais aussi de lui faire oublier ses « idées folles ».
Mon objectif n’est pas de vous décrire dans le détail ce livre exceptionnel, le plus édité après la Bible. Entouré de ses personnages majeurs, son serviteur Sancho Panza, son cheval Rossinante et l’âne Grison, il va connaître des aventures rocambolesques, emporté par sa « folle » volonté de redresseur de tort, de défenseur des faibles et des causes perdues, poussé par sa « quête », sa recherche de « vérité », sans oublier sa dulcinée. C’est bien la marque principale de ce personnage que l’on pourrait comparer à ces toreros qui, dès leur jeunesse, ont voué leur vie à cette volonté permanente de triompher, en dépit du danger face au toro et d’aller vers la gloire et leur « Etoile ».
Dans le livre, Miguel de Cervantès va inclure les pratiques taurines de l’époque démontrant sa connaissance de ce rite chevaleresque au XVIème et début du XVIIème siècle. Elle est rattachée aux personnages majeurs de l’Espagne qui mentionne les participations du Cid Campeador (Rodrigo Diaz de Vivar) au XIème siècle et du Roi Carlos V d’Espagne au début du XVIème.
La corrida à pied, avec la mort du toro à l’épée avec l’aide d’une muleta, n’apparaîtra qu’au XVIIIème siècle avec Francisco Romero et son fils Pedro Romero. Don Quijote mentionne l’époque initiale « Il sied bien à un brillant chevalier de donner, au milieu de la plaza et sous les yeux de son Roi, un heureux coup de lance à un brave taureau ».
Plus tard, Don Quijote, toujours entrainé par sa volonté d’affronter des personnages qu’il imagine dangereux et malfaisants, va connaître un nouveau combat sans le savoir « La troupe de lanciers s’approchait et l’un d’eux se mit à crier de toute sa force à Don Quijote : Gare homme du Diable, gare du chemin, ces taureaux vont te mettre en pièce. Allons donc canaille répondit Don Quijote, il n’y a pas pour moi de taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus terribles, que ceux de la Jarama nourrit de ses rives. Le troupeau de taureaux de combat avec les bœufs paisibles qui servent à les conduire et la multitude de vachers qui les menaient à une ville où devait se faire la course du lendemain, tout cela passa par-dessus Don Quijote et par-dessus Sancho, Rossinante et le Grison, les roulant à terre et les foulant au pied ».
Cette description dans son intégralité, montre que Cervantès connaît parfaitement ces « encierros » de toros au campo entourés par les cavaliers et menés par les « cabestros ». Il avait dû les voir dans la région de Madrid où coule le Jarama près d’Arganda del Rey et d’Aranjuez avant de se jeter dans le Tage. Cette scène rocambolesque a été reproduite magnifiquement par le graveur Gustave Doré.
Cette histoire s’adapte parfaitement à la vidéo d’un passage de la comédie musicale de « L’Homme de la Mancha » où Jacques Brel et Dario Moreno chantent à pleines voix « Qu’importe l’histoire… pourvu qu’elle mène à la gloire » vers l’inaccessible Etoile.
La vie agitée de Miguel de Cervantès, la vie exceptionnelle de Don Quijote et de Sancho Panza, la vie de Jacques Brel s’entrecroisent dans un monde où se rejoignent les personnages redresseurs de torts qui sont en quête de leur « Etoile ».
Nous les retrouvons dans les aspirations émérites de toreros dont nous ne savons pas assez apprécier à leur juste valeur les risques, aidés depuis des siècles des mêmes « accessoires » pour produire les gestes de domination et d’engagement empreints de plasticité, sans oublier l’inspiration artistique. A la recherche du fameux « Rayon Vert ».
Cent grands écrivains de 54 nationalités, invités en 2002 par le Cercle Norvégien du Livre, ont classé Don Quijote de la Mancha comme le meilleur ouvrage jamais écrit au monde : cette œuvre historique et imaginaire décrit dans le détail une époque majeure de la civilisation dans un scénario et un style inégalé.
La deuxième partie qui parut dix ans après, nous montre la volonté de Miguel de Cervantès de mettre son héros, « caballero andante », autrement dit Chevalier Errant, dans plusieurs régions d’Espagne notamment à Barcelone où l’on remarque l’avis « Quichotesque » sur les allusions politiques à la situation de la monarchie hispanique.
Miguel de Cervantès mourut le 23 avril 1616.

Il écrivit quelques jours avant ce passage que je préfère laisser en espagnol (*2)
« Puesto ya el pie en el estribo
Con las ansias de la muerte
Gran Señor esto te escribo
… En tiempo es breve, las ansias crecen, las esperanzas menguan, y con todo esto el deseo que tengo de vivir »…
Officiellement, le même jour, mourait William Shakespeare à Stratford sur Avon. Quelle coïncidence !!! Certains même disent qu’ils se sont connus pendant les pérégrinations de Cervantès.


Le responsable de rédaction : Francis ANDREU

*1 : La comédie musicale obtint 5 récompenses aux Tony Awards 1966 : meilleure comédie,
meilleure composition et meilleurs paroliers, meilleurs décors et meilleure mise en scène. Ce
spectacle se maintint durant plus de 2300 représentations à Broadway.
*2 : « Mis déjà le pied dans l’étrier
Avec les angoisses de la mort
Grand Seigneur je t’écris cela
… Le temps est bref, les angoisses augmentent, les espoirs s’amoindrissent et avec tout cela le désir que j’ai de vivre ».