“COMPETENCIAS” – CONCURRENCES
CHAPITRE II – 1960-2025
Si nous examinons l’efficacité d’une vraie “competencia”, elle doit concerner la vitalité ou l’émulation vers l’excellence avec des conséquences sur l’évolution de la tauromachie.
Ma jeunesse d’aficionado fut marquée par le célèbre trio des années 60-75 : Diego Puerta, Santiago Martin El Viti et Paco Camino. Ils ont montré, dans des styles différents, leur influence entre le courage dominateur et le pundonor de “Diego Valor”, le classicisme majestueux du salmantino Santiago Martin et la tauromachie sévillane de Francisco Camino, le génie de Camas. Ils restaient fidèles à leurs styles personnels et remportaient des triomphes majeurs admirés par leur public. El Viti sortit 16 fois en triomphe de Las Ventas, Paco Camino ouvrit la grande porte 12 fois, sans oublier son célèbre “seul contre six” de la Corrida de la Beneficencia du 4 juin 1970 à Madrid où il coupa 8 oreilles. Diego Puerta les accompagna avec sa sobriété et sa résistance qui amenèrent le public de Pamplona à chanter “Diego, Diego es cojonudo como Diego no hay ninguno !!”.
Diego Puerta
Santiago Martin El Viti
Paco Camino
Don Fernando (Fernand Lapeyrère), fameux chroniqueur biterrois, me raconta que lors d’une réception à Séville, Francisco Camino étonné d’une question sur son objectif pour sa place dans la tauromachie espagnole répondit : “pero no quiero ser el numero uno” (et pourtant…). Cela démontre bien la personnalité de ces trois figuras qui n’avaient pas d’objectif dominateur insatiable. Leur competencia ne créa pas un antagonisme mais leur motivation d’être toujours à la hauteur de leurs partenaires face au public.
Même si le torero et le personnage étaient très particuliers, il est indispensable d’inclure Manuel Benitez El Cordobes dans notre réflexion. Idole des années 60, né à Palma del Rio (1936), ce torero différent était provocateur et spectaculaire appuyé sur son toreo de “cintura” dominateur. Avec sa tauromachie exubérante, il remplissait les arènes et même les bars des villages et des quartiers pour voir lors de ses corridas télévisées celui qui devint le 5ème Calife de Cordoue. Cependant, sa tauromachie tombait trop souvent, en fin de faena, dans une vulgarité étrangère au respect du toro indispensable en tauromachie.
Sebastian Palomo Linares, caractérisé par sa volonté d’avancer dans la tauromachie, fut le dernier torero à couper 2 oreilles et la queue du toro “Cigarrero” à Las Ventas (1972).
En 1969, El Cordobes et Palomo Linares prirent l’initiative d’organiser, sans les empresas, 65 corridas en Espagne en jouant sur leur image rebelle. Cela ne fut pas une vraie competencia entre eux tout en conservant leurs personnalités dans les ruedos. El Cordobes restera le torero révolutionnaire du XXème siècle.
Pendant les années 70 et début 80, le public a connu des toreros de qualité : Paquirri, Capea, Teruel, Robles… qui malgré leurs différences, donnèrent des corridas trop prévisibles. Le changement est venu de l’apparition inattendue d’une personnage qui changea la donne.
Béziers connut le 15 août 1982 un grand évènement qui a marqué la mémoire et le renouveau de nos arènes : Paco Ojeda, matador de toros andalou peu connu après son alternative de 1979, fait le paseo avec Nimeño II et Yiyo. Ce fut pour moi et toute l’aficion une révélation. Sa conception de torero puissant qui recevait la charge du toro dans une verticale immobilité, sans perdre de terrain, inversa complètement la tendance des toreros de l’époque. Il termina fort sa temporada au Puerto de Santa Maria face aux 6 toros blancs (ensabanados) historiques d’Osborne.
Sa carrière de grande figura était lancée et attira tous les publics espagnols et français. Jacques Durand écrivit “Ojeda eut des imitateurs et pas de descendants”. Cette déclaration résume tout notre intérêt pour l’impact qu’il eut sur ses collègues. Blessé, Ojeda n’ayant pu toréer à Nîmes pour Pentecôte, il fut annoncé seul devant 6 Jandilla en ouverture de la Feria des Vendanges. Je garde encore le grand souvenir de ce triomphe, vêtu de blanc et or, où il reçut 5 oreilles et une queue. Malheureusement, Ojeda a arrêté sa carrière impressionnante et exigeante de matador de toros en 1986. Je pense qu’il s’est rendu compte, après une tentative de retour en 1987, qu’il avait mis la barre tellement haute qu’il ne pouvait plus monter si haut. Il termine sa carrière dans les ruedos comme rejoneador en 2001. En fait, le passage du Maestro Paco Ojeda dans la tauromachie, de 1982 à 1986, ne put faire jouer la competencia pendant ces 4 années majeures de sa carrière qu’il écrasa par sa domination et sa grandeur dans le ruedo et son pouvoir sur les toros.
C’est Jesulin de Ubrique qui, très jeune, dès ses 16 ans, prend la suite d’Ojeda au niveau de l’impact médiatique. Ce fut un “torero des records” début 90 au niveau du nombre de corridas 1994 : 164 corridas – 1995 : 161 corridas…! El Cordobes fait 121 paseos maximum par temporada. Jesulin fut un mélange de maîtrise et d’ambition forcenée, poussé par son entourage professionnel et familial. La corrida poignante du “grand Ojeda” fut transformée en “business”, même si le torero d’Ubrique présentait une maîtrise et un courage indéniables. Un grave accident de voiture en 2000, à 26 ans, marque un arrêt important dans sa carrière. Jesulin ne fut pas un torero de competencia, ce fut un torero “des masses”, trop doué à son âge pour freiner ses succès en tout genre.
A la même époque, j’ai vu toréer à Nîmes, sous la bulle, un jeune novillero madrilène originaire de Galapagar. Il arrivait du Mexique où il faisait sa préparation accompagné de son coach Carlos Corbacho. Ce jour-là, j’ai vu tout de suite, du callejon, que ce jeune torero était très différent de ses jeunes collègues du moment dans l’expression de sa tauromachie face au novillo. Parti au Mexique en 1993, il y revint en 1994 où il prit son alternative à La Mexico avant de confirmer à Madrid en 1996. C’était José Tomás.
Ce ne sera pas un spécialiste de la quantité mais de l’exigence de sa qualité. Il va marquer immédiatement le monde taurin, la presse spécialisée et le public :
– “Il y a un avant, il y aura un après”
– “Il place son corps où les autres mettent la muleta”
– “Quand je vais toréer, je laisse mon corps à la maison” (José Tomás)
Ses années fortes furent 2000 : 55 corridas (95 oreilles et une queue) – 2001 : 39 corridas – 2002 : 49 corridas. Il se retire en 2003 pour réapparaître en 2006 avec un nombre de corridas inférieur à 20. Précisons qu’il n’aimait pas être télévisé et qu’il exigeait des cachets élevés. Sa tauromachie était exceptionnelle par son calme et son positionnement face au toro. En 2010 dans les arènes d’Aguascalientes, une cornada dans la fémorale aurait pu lui être fatale. L’opération dans l’infirmerie, avec une importante hémorragie et des transfusions grâce à des dons de sang des spectateurs, l’ont sauvé mais ce fut un choc très long à récupérer. A partir de cet incident, il va toréer moins de 5 corridas par an en Europe, avec des cachets phénoménaux et des succès exceptionnels, souvent seul contre 6. Il est sorti 7 fois par la porte de Las Ventas dont exceptionnellement deux fois en 2008 et 17 fois à Barcelone, sa place de prédilection qui était devenue son “jardin”.
C’était une autre tauromachie, jamais égalée depuis. Elle était basée sur le stoïcisme, l’éthique, la technique et le temple. Malgré le faible nombre de corridas tuées, José Tomás n’a pas eu de compétiteur concurrent mais il s’est imposé des critères qualitatifs et de courage dans un esprit de perfection quasi sacrificiels parfois.
José Tomás a marqué les arènes de Nîmes le 16 septembre 2012, seul face à 6 toros, réalisant 6 faenas volontairement différentes, réalisées comme s’il voulait nous montrer (enseñar) la complexité de la tauromachie. Ce fut une matinée inoubliable où certains aficionados espagnols avaient fait le déplacement en venant même de Madrid en avion particulier.
José Tomás n’a pas été un torero de masse mais un torero pour aficionados exigeants et admiratifs à la fois. Il écrasa ses concurrents potentiels par sa domination personnalisée dans le ruedo.
J’ai souvent parlé ou écrit dans mes éditos sur l’art et le comportement exceptionnel de Morante de la Puebla. Il avait pris son alternative en 1997 à Burgos et vient de formaliser sa despedida dans le ruedo après son deuxième et dernier toro de la corrida inoubliable de ce 12 octobre à Madrid. Morante a été un torero différent, tant par son talent naturel visible dès sa jeunesse, que par sa carrière jalonnée d’incidents physiques mais surtout d’origine psychique qui causèrent des instabilités mais aussi des arrêts dans son activité de torero. J’ai pu douter, moi aussi, des capacités de Morante malgré ses périodes de torero exceptionnel. Je n’évaluais pas les conséquences sur les comportements d’un torero lorsque son bien-être est perturbé. Ces dix dernières années et particulièrement dans les temporadas 2021 à 2025, il nous a fait vivre des séquences exceptionnelles d’un torero inégalé dans ce style qui anticipait les évolutions de son adversaire dans l’arène, la maîtrise des passages dangereux en sachant conduire un toro avec son temple et ses initiatives surprenantes et fabuleuses. Il savait aussi, dans ses faenas, ressortir des gestes, des attitudes de ses illustres anciens en les adaptant à sa sensibilité et au toros d’aujourd’hui.
Bien que contemporain de Morante, torero andalou par excellence, le jeune madrilène Julian Lopez El Juli (1982), fut une véritable autorité dans sa carrière. Très précoce (10 ans), il entre à l’Ecole Taurine de Madrid où il se fait remarquer. Il commence sa carrière officielle à 15 ans au Mexique et prend son alternative à Nîmes en septembre 1998. Ce fut, dès ses débuts, un torero intelligent, ambitieux, d’une technique impressionnante. Ce fut le leader du monde taurin (135 corridas en 1999 et sorti 7 fois par la Porte du Prince de Séville). Il lève le pied à partir de 2015 mais pour sa despedida en 2023, il décide de terminer au sommet. Il conclut sa carrière à Madrid en sortant en triomphe pour la Feria d’Automne le 30 septembre 2023. Son ambition, sa volonté de leader baissèrent progressivement tout en conservant son comportement professionnel, même si ses estocades “Julipie” ont été souvent mises en cause pour leur manque de sincérité, souvenir d’une grave blessure en rentrant a matar à Madrid.
El Juli s’engagera efficacement dans la domination du monde taurin. Son image n’est pas celle d’un concurrent avec les toreros de sa catégorie. Ce fut l’image de “patron” du système.
Le pic de la crise sanitaire du Covid 19 a contrarié l’activité tauromachique, comme bon nombre d’autres spectacles. La quantité de corridas a baissé mais heureusement, grâce à Juli, Morante, Castella, Luque, Talavante, Perera, Justo… et à la nouvelle génération, les festejos ont enregistré une reprise du public.
C’est notamment le cas d’Andrès Roca Rey, jeune torero péruvien qui vint en Espagne à Séville, dès ses 15 ans. Déjà mûr, il améliore sa technique et grandit tant en puissance qu’en esthétisme. Après son alternative en 2015 à Nîmes, il confirme son engagement et son abnégation qui le positionnent rapidement en tête des corridas en Europe et en Amérique, comme torero majeur du moment. Après des ennuis physiques, il revient en 2021 et surtout 2022 sur un rythme de 70 corridas, sans compter les Amériques. C’est le moment où Morante revient motivé, avec l’ambition de développer au niveau supérieur sa tauromachie.
La temporada 2025 va être compliquée pour Andrès car il va devoir jumeler :
– sa volonté de rester, coûte que coûte, en tête de la tauromachie mondiale
– les critiques d’une certaine presse accentuant un conflit privé avec Daniel Luque
– la sortie du film “Tardes de Soledad” du cinéaste catalan Albert Serra qui a eu des conséquences diverses pour Roca Rey, sujet unique du film, face au toro durant la lidia et dans sa préparation avec la cuadrilla. Serra a déclaré : “Roca Rey voit la corrida comme une espèce de devoir sacré”. Ce film est spectaculaire avec des images importantes prises dans les arènes. Andrès considéra que le réalisateur n’avait pas assez mis en valeur son talent artistique et sa maîtrise face au toro. Je peux comprendre le torero et son entourage mais ils auraient dû penser au titre “Tardes de Soledad” qui exprime la vision du réalisateur. Ce film ne le diminue pas mais le montre avant, pendant et après, dans ses moments de solitude.
L’année 2025 a vu le départ de son entourage du grand Maestro Roberto Dominguez remplacé par Fernando Roca Rey, plus frère et ami qu’apoderado.
Après son triomphe à Lima avec Castella, il reviendra avec de nouvelles ambitions pour 2026 avec Luis Manuel Lozano, professionnel très expérimenté et l’objectif de reconquérir sa place de “numero uno” après s’être débarrassé de toutes les contraintes physiques et morales subies ces derniers temps.
La décision de Morante provoqua un vide important. Jose Carlos Arevalo pense que la vigueur de la corrida à pied ne s’arrêtera pas car “l’épique et puissante tauromachie de Roca Rey”, la puissance des meilleurs muleteros comme Miguel Angel Perera et l’arrivée de la nouvelle génération et leur volonté de templer, réaffirment le bon état de santé du toreo.
Les deux triomphes de Morante à Madrid le 9 juin 2025 et le dernier du 12 octobre démontrent l’impact de ces deux actuations inoubliables sur le jeune public aficionado qui ont porté a hombros le torero sévillan jusqu’au mythique Hôtel Wellington de la Calle Velazquez. Ils sont restés sous les fenêtres de l’historique hôtel en applaudissant et criant leur admiration pour ces deux tardes inoubliables dans les arènes de Las Ventas.
Le salut discret et reconnaissant du Maestro depuis son balcon le 12 octobre, inscrira cette sortie et cette marche triomphales dans l’histoire.
Nous avons appris le décès à 85 ans, du Maestro de Jerez de la Frontera, Rafael de Paula qui nous a éblouis par son inégalé toreo de cape. Ce n’était pas un torero de competencia mais un torero de génie. Il n’était pas connu pour sa régularité mais savait nous faire vivre des faenas inoubliables gravées dans nos mémoires.
Le responsable de rédaction : Francis ANDREU