Édito n°47 – Mars 2017

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ET POURTANT…

Lorsque les Biterrois se rendirent le 1er juin 1859 dans le cirque énorme du Champ de Mars bâti pour célébrer une corrida de toros, ils ignoraient, hors quelques initiés, le véritable spectacle auquel ils allaient assister. Apparemment, ils furent impressionnés par la personnalité, l’allure, le courage des toreros espagnols. Par contre, ils attendaient mieux des toros qu’ils jugèrent fades et peu sauvages. Les Fêtes de Caritats, support de cette journée, avaient attiré un nombreux public dans un esprit festif qui permit de remplir le cirque de 10 000 places dans lequel la Corrida se célébra. En fait, on ne sait pas grand-chose sur son déroulement. L’évènement marqua cependant les mémoires et permit de créer une nouvelle manifestation ludique malgré les graves crises qui traversèrent la Nation (guerre vaincue en 1870, graves incidents et luttes fratricides dans la Commune de Paris) et le Midi qui s’éveillait à la culture de masse de la vigne (oïdium et phylloxéra) et à la mévente catastrophique du vin (1902-1908), base de l’économie locale. Le spectacle qui n’avait pas de racines locales et appelé de façon hispanique CORRIDA DE TOROS, aurait pu s’éteindre comme une faible braise. Les gens du Midi, habitués à une agriculture manuelle, exigeante mais enrichissante, vont progressivement s’enthousiasmer pour ce combat apparemment inégal entre les hommes et les toros. L’ancrage de cette pratique qui deviendra une tradition, fut d’autant plus fort que le pouvoir parisien voulut les empêcher de vivre leur passion qui consciemment ou non les rattachait à l’histoire et même à la préhistoire de leur territoire méditerranéen et aquitain. Cette évolution se retrouve en effet dans d’autres régions méridionales qui connaissaient mieux que les populations du midi biterrois, les jeux du toro : la Camargue provençale et la Gascogne gersoise et landaise. Sans étude scientifique de la sociologie des peuples, je pense qu’au départ, c’est le courage et la maîtrise des toreros qui vont impacter sur le public au point de transformer leurs interrogations en passion.
Deux toreros vont marquer à Béziers la véritable naissance de la corrida et la mémoire d’un public prêt à s’enthousiasmer devant leurs exploits : Luis Mazzantini et Francisco Sanchez Frascuelo.
Le jeune Luis d’origine basco-italienne a démontré dans sa vie un caractère aventurier que son instruction classique ne freinera pas dans son envie de devenir un personnage important, hors du commun. C’est comme cela qu’après ses échecs dans le chant, désireux de devenir riche et fameux, il décida de devenir torero. Alors que la tradition était de passer par le stade des cuadrillas, il commença directement comme novillero. Les autres toreros le baptisèrent le
señorito loco.

Luis Mazzantini vint à Béziers en 1882 (26 ans) encore novillero et marqua le public de sa personnalité au point de revenir plusieurs fois, après son Alternative des mains de Lagartijo. En 1898 et 1899, dans les arènes du Plateau de Valras notamment, devant les Miura, sa technique et sa certitude au moment de l’estocade devinrent fameuses et l’imposèrent dans le monde taurin. Devenu Don Luis, il saura s’adapter à la vie publique au contact de la haute société, des artistes, fréquentant les opéras et les tertulias littéraires. Après s‘être retiré du toreo en 1905, il se dédia à une brillante carrière politique dans le camp des monarchistes : conseiller municipal, adjoint au maire de Madrid, il devint gobernador civil (préfet) de Guadalajara et d’Avila.
Francisco Sanchez Frascuelo vint à Béziers en 1884. Moins fameux que son frère Salvador plus connu comme torero important et qui avait pris dès sa jeunesse une personnalité extraordinaire, tant dans son comportement
en la calle que dans le ruedo où il retrouvait les Guerrita, Cara Ancha, Lagartijo et Mazzantini… Contrairement à ce dernier qui estimait qu’en dehors de la plaza les toreros devaient être des citoyens normaux (Luis s’habillait comme un bourgeois avec jaquette et chapeau haut de forme), les frères Frascuelo, comme d’autres figuras du moment, s’exhibaient en traje corto dans la rue et dans les lieux publics (comme ils le firent à Paris en 1889 pour l’expo universelle) ornés de ceintures et bottes voyantes. Les plus fameux et riches ajoutaient des bijoux et les boutons de leurs chemises étaient parfois des diamants taillés. Francisco Frascuelo, moins doué que son frère avec la muleta, se caractérisait par son toreo varié à la cape, notamment le Galleo qu’il exécutait parfaitement.

Et pourtant Francisco Sanchez Frascuelo inaugura la plaza de la rue Pergolèse à Paris en 1889 (22 000 places) pour l’exposition universelle, face à des toros de Veragua. Torero bohême, tant dans la vie madrilène que dans ses nombreux voyages, il se retrouva donc à Béziers le 9 juillet 1883 en remplacement du fameux Salvador, avec sa cuadrilla qui eut déjà un gros impact sur le public. La presse locale nous dit que Francisco Frascuelo est maître dans l’art tauromachique qu’il applique d’une façon raisonnée, calme, véritablement admirable. C’est un toreador véritablement beau. Au moment de la mort, Francisco Frascuelo qui avait enthousiasmé au plus haut le public avec ses passes de cape, a exécuté avec une sûreté incroyable la suerte de matar ! L’émotion était à son comble quand il tua d’un seul coup d’épée le toro. Sans que le public s’en rende compte, l’animal chancelait et s’abattait après 2 ou 3 pas accompagnés d’applaudissements exacerbés. Le Maire enthousiaste, organisa pour satisfaire le public, une corrida de bienfaisance le 15 juillet avec Frascuelo et sa cuadrilla qui torea gratuitement au profit des œuvres de la ville. Ces personnages, hors du commun dans le ruedo et dans la rue, ont ébloui le public qui, petit à petit, malgré l’interdiction de la mise à mort, les difficultés économiques et les guerres, va adopter totalement la corrida à partir de 1890. Ils deviennent de véritables aficionados qui imposèrent aux pouvoirs publics et au Maire Alphonse Mas la construction des arènes du Plateau de Valras en 1897. Ce n’est qu’à partir de cette date que les grands élevages espagnols vont être combattus à Béziers dans les corridas de muerte : Veragua, Conradi, Saltillo, Miura, Bañuelos, Perez de la Concha… Le public va pouvoir apprécier le comportement, la stature du vrai toro de combat, bête agressive et fière que l’homme affronte en démontrant sa grandeur, son allure, son expression artistique et sa sûreté pour le tuer.

Et pourtant en 1859 ils n’avaient aucune référence, aucune connaissance mais, 30 ans plus tard, ils étaient devenus de vrais aficionados. Soyons dignes de ces anciens, néophytes au début, mais qui ont été éblouis par ce combat entre le courage, la technique, la prestance de ces hommes qui osaient affronter l’agressivité, la sauvagerie de cet animal unique : le toro brave. Les plus aisés parmi eux surent même prendre des risques économiques pour sauver leurs arènes qui sont devenues l’emblème de notre Feria.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 47 – Mars 2017