Édito n°56 – Décembre 2017

« O TEMPORA, O MORES »

L’illustre Cicéron de la Rome Antique, consul en 63 avant J.C., en prononçant ces mots, s’élevait contre la conspiration violente de Catilina et la complicité morale de la société qui permettait de banaliser les atrocités les plus énormes (pour l’époque) « O tempora, O Mores ». S’il fit échouer la conspiration, Cicéron ne fut pas pour autant magnanime en faisant exécuter les partisans de Catalina, malgré la fameuse intervention de Jules César encore sénateur. Comme nous le décrit leur contemporain Salluste, Cicéron paya plus tard cette décision et fut écarté du pouvoir et contraint à l’exil en 58 avant J.C. Cette référence tragique ne doit pas être prise au premier degré dans mes propos. C’est la fameuse déclaration latine de Cicéron « O Tempora, O Mores » que l’on peut traduire littéralement « O Temps, O Mœurs » ou « Quelle époque, quelles mœurs » qui m’intéresse. Nous pouvons appliquer cette fameuse locution latine à l’ensemble de la vie de ce début du XXIème siècle, mais ici je la limiterai à la tauromachie moderne et à son environnement. Je considère que sans le courage extrême et le talent des toreros, sans oublier la bravoure exceptionnelle des toros, la tauromachie ne serait rien et n’aurait pas intéressé le peuple espagnol pendant des siècles, qui l’a transmise à notre Sud et aux Amériques. Malheureusement, ce peuple admiratif n’est devenu qu’un public.

Ces temps-ci nous sommes envahis, à travers la complicité des médias, par des déclarations, des mises en scène, des réceptions dans des endroits branchés, des publicités du monde taurin et plus particulièrement des empresas qui se positionnent pour vanter leurs mérites et leur talent d’organisateur d’évènements et de spectacles. Le grand Manolo Chopera n’avait pas besoin de ce type de communication orchestrée. Ils oublient que ce ne sont pas eux qui nous intéressent mais leur volonté, leurs décisions qui devraient apporter au public l’émotion unique qu’est la corrida de toros et qui pourra ramener le public aux arènes et donc défendre sa survie face au monde communicant (lui aussi) des antis et des bons pensants par les tweeters et internet en général où nous pouvons lire toutes les absurdités, même non identifiées. Si nous voulons parler d’authenticité en tauromachie, nous avons deux exemples d’actualité que sont les récentes corridas triomphales de La Mexico et d’Acho. Loin de moi la volonté de décrier les toreros figuras qui sont, pour la plupart, des maestros incontournables au niveau de leur connaissance du toro et de leur technique. J’ai souvent déclaré et même écrit que sans émotion la corrida ne se justifie pas (et pourtant j’en suis un défenseur extrême).

La Mexico a connu deux évènements importants ces dernières semaines marquées par les actuations d’Enrique Ponce le 3 décembre et de Jose Tomas le 12 dans la Corrida de Bienfaisance en faveur des victimes du dernier terremoto meurtrier. Le toro mexicain d’origine Saltillo a évolué depuis plus de 3 siècles pour devenir un collaborateur particulier et même dans certains cas, un partenaire exquisito extrême qui permet aux maestros de réciter et d’exprimer un art qui peut plaire à un public moderne. J’ai le regret de penser et de dire que ce n’est pas le vrai avenir de la corrida de toros qui, dans ces conditions, va à sa perte – O Tempora, O Mores – Cependant, dans ces références récentes, nous distinguons :
l’actuation le 3 décembre d’Enrique Ponce devant le 7ème de regalo de Teofilo Gomez, qui a eu le comportement typique jusqu’à l’extrême du toro mexicain moderne. Après un comportement manso perdido dans les deux premiers tiers, il est devenu d’une obéissance extrême devant la technique optimum du maestro valencian. Ce fut une récitation comme si le toro était dressé, dont les caractéristiques étaient la délicatesse, le raffinement plus que la tauromachie. C’était une démonstration harmonieuse, esthétique, délicate… mais à aucun moment un affrontement. Je sens que je vais me faire des ennemis mais (même si l’abrazo exalté du maestro après son triomphe avec son banderillero Mariano de la Viña était sincère), j’ai le regret de dire que cela ne sert pas notre combat. « O Tempora, O Mores ».
par contre le 12 décembre, dans la corrida Monstruo de Bienfaisance avec 8 toreros, Jose Tomas revenait symboliquement en faveur des sinistrés. Ce personnage exceptionnel avait, lui aussi, choisi comme adversaire un joli toro présenté correctement. Il a su se montrer à la hauteur de la situation. Il fallait briller pour se justifier afin de donner de la dimension à son geste bienfaiteur, mais aussi lui donner une authenticité par la profondeur de sa tauromachie tout en conservant son humilité. Le maestro a voulu, face à un toro manso (sauf au cheval), réaliser un toreo à la fois humain et génial. Ce fut une grande faena, reconnu comme telle au Mexique où le torero en vint même à se jouer la vie d’une forme naturelle, très investi dans sa volonté de toréer supérieur en restant dans la simplicité adaptée à la circonstance. Ce n’est qu’après avoir fait une vuelta avec son oreille (après une estocade tendida), que son visage s’est ouvert par des sourires. Il fut HUMAIN et GRAND en même temps. La faena était visible en entier sur internet, je puis en attester. Je crains et c’est dommage qu’on ne le verra plus souvent « O Tempora, O Mores ». C’est de cela dont nous avons besoin pour que la corrida reste un mythe inexplicable qui puisse justifier, par les temps qui courent, que c’est bien un évènement unique qui se déroule dans le ruedo, où l’homme et cet animal (exceptionnels) s’affrontent jusqu’à la mort du toro. Si les maestros modernes ne comprennent pas cette nécessité de vérité et d’authenticité, le futur de notre passion est en danger. Il est certain que les figuras actuelles, dans leur majorité formés dans les écoles taurines, ont une technique impressionnante, il est vrai démontrée trop souvent devant des adversaires collaborateurs qui suivent l’engaño avec une docilité tonta. J’ai eu la chance, notamment à Bilbao de 1968 à 1978 (10 Férias), de voir les figuras de l’époque toréer le vrai cuatreño, avec peut-être quelques imperfections techniques mais avec quelle personnalité, quelle expression et une attitude qui manque trop souvent de nos jours. Récemment, j’ai vu sur internet, la comparaison entre les estocades parfaites de Paco Camino et celles du Juli (les Juli pies) artificielles. Ces dernières, certes efficaces, trompent une partie trop importante du public. Pourtant, il sait tout faire… C’était inacceptable et non accepté il y a 40 ans « O Tempora, O Mores ».

Autre exemple : la Plaza de Acho à Lima qui a toujours été un lieu prestigieux pour la tauromachie mondiale où la corrida représentait un symbole important devant un public important. Je l’ai vécu personnellement et j’ai ressenti cette ambiance spéciale qui positionnait Acho à un niveau supérieur. Depuis 5 ans, les organisateurs ont acheté des toros anovillados dans des ganaderias espagnoles réputées pour que les figuras acceptent de toréer dans cette grande feria péruvienne. Sur une vieille photo en noir et blanc du Maestro Antonio Bienvenida dans ces arènes, on s’aperçoit que le comportement du toro-toro donne l’image d’un vrai combat qui n’a rien à voir avec la corrida actuelle à Lima « O Tempora, O Mores ». Nos amis mexicains et les organisateurs actuels d’Acho, pour faciliter un spectacle, sont en train de quitter l’essence de la corrida, notamment sous la pression d’une partie du monde taurin. Nous savons que le toro est dangereux et que les ganaderos recherchent un toro brave et noble. C’est leur objectif mais attention, cette recherche a des limites qu’ils franchissent trop souvent depuis quelques temps et qui risquent de faire dégénérer ce combat unique. « O Tempora, O Mores ». Paco Camino qui était mon torero des années 60-70 (le Niño sabio de Camas avait un toreo moins froid que celui de S.M. El Viti), a répondu lors d’une conférence à la question : Il se dit qu’aujourd’hui on torée mieux que jamais ? me parece bien que lo digan, pero es que he visto torear antes… (cela me paraît bien qu’on le dise mais moi j’ai vu toréer aussi autrefois…). Le grand aficionado practico et écrivain salmantino et madrilène Felipe Garrigues concluait : Moi aussi j’ai vu toréer aujourd’hui et autrefois. Il y a de bons toreros, sans aucun doute, mais très semblables les uns aux autres. Ils manquent de charisme et de personnalité. Il y avait moins de technique mais plus de corazon et d’EMOTION. Sans cette émotion, il n’y a pas de CORRIDA « O tempora, O Mores ». Ceux qui me connaissent savent que je ne suis ni torista, ni torerista. De plus, je n’aime pas ces qualificatifs séparatistes ridicules. Je suis admirateur des toreros en général et ami de certains en particulier. Je ne puis être taxé d’adversaire à leur égard. C’est le rôle trop important des figuras sur les fondements qui me gêne.

Mais je dois arrêter de me plaindre. Dans ces jours de fêtes, compliqués dans beaucoup d’endroits dans le monde, nos amis mexicains, pourtant atteints de beaucoup de malheurs depuis des siècles, ont une philosophie particulière : Quand Mexico veut être Mexico et cela très souvent, elle ne pleure jamais. Mexico jura de ne plus jamais pleurer depuis que Quirino Mendoza composa en 1882 le fameux Cielito Lindo : Canta y no llores porque cantando se alegran Cielito Lindo los corazones ! (Chante et ne pleure pas parce qu’en chantant les cœurs se réjouissent Cielito Lindo).

Faisons comme eux. Fêtons Noël auprès des sapins et des crèches. Essayons d’oublier nos contrariétés. Terminons cette année médiocre et douloureuse pour certains par le traditionnel Bon Noël et Meilleurs Vœux. Nous parlerons plus tard de nos interrogations pour 2018.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Edito n° 56 – Décembre 2017