Édito n°84 – Avril 2020

IL N’AVAIT MÈME PAS 16 ANS…

L’actualité mondiale n’est pas porteuse d’informations positives sur l’activité humaine en général. Le monde taurin qui nous permet parfois d’oublier les vicissitudes de la vie, sera à l’arrêt pendant plusieurs mois et tous les projets annulés. Je pense beaucoup aux ganaderos et aux subalternes qui vont connaître une année très difficile, tant pour les conséquences sanitaires directes que pour les répercussions économiques à venir. Certes, en France, nous n’entendons pas actuellement nos adversaires animalistes et écologistes, les médias monopolisant les temps d’antenne ou les écrits sur le Covid 19.

Par contre, en Espagne, le nouveau gouvernement, constitué avant le déclenchement de la crise épidémique, avait eu le temps de concevoir des manœuvres insidieuses pour commencer à détruire ou, plus hypocritement, à préparer l’asphyxie progressive de siècles de culture et de traditions qui ont marqué la péninsule, plus particulièrement le territoire espagnol. Le président du gouvernement d’Espagne, Pedro Sanchez, pour constituer une majorité, a fait des concessions préalables contre la corrida à son futur vice-président le Chaviste Pablo Iglesias. N’oublions pas que le président dictateur vénézuélien Hugo Chavez, revendiquant la Révolution Bolivarienne du XIXème siècle, a fermé symboliquement les arènes de Caracas dès 1998. Son disciple équatorien Rafael Correa a interdit la corrida formelle à Quito depuis 2011 alors qu’en Colombie le maire révolutionnaire converti Petro, n’a pas réussi à bloquer la corrida à Bogota grâce au refus de la Cour constitutionnelle. Madrid résistera beaucoup mieux mais, s’ils ont le temps…

Je préfère revenir à des moments plus heureux de la tauromachie moderne que semblait annoncer la génération des novilleros punteros des années 90. Tous ne confirmèrent pas mais ce furent des années idylliques, d’alegria pour l’aficion. Chez nous, ce fut l’époque glorieuse de la bulle amovible des arènes de Nîmes qui permit d’organiser les Ferias des Novilladas qui connurent un grand succès populaire et artistique.

Le phénomène Ojeda avait marqué le début des années 80 en obligeant ses compagnons de cartel à essayer de le suivre et à se mettre au niveau du majestueux et poderoso Maestro de Sanlucar de Barrameda. Le monde des toreros avait évolué. Après la facilité de Capea et la classe inconstante de Jose Maria Manzanares, la puissance et l’impact de Paco Ojeda avait apporté un souffle nouveau à la corrida de toros de 1982 à 1987 malheureusement trop bref pour les aficionados. Le temple, la grande technique et l’efficacité d’Espartaco lui permirent de toréer avec une grande maîtrise la majorité des toros, certes avec moins de grandeur et de majesté que le torero des bords du Guadalquivir. Sa grande connaissance du toro et sa constance le maintinrent en tête du classement des toreros pendant près de 10 ans, de 1985 à 1992.

La génération 90 des novilleros fut un espoir pour le public mais aussi les empresas qui voyaient les affluences commencer à stagner dans plusieurs arènes. Nîmes avait déjà inclus 3 novilladas dans les Ferias de Pentecôte et de septembre 89. Le plus expérimenté, Enrique Ponce (alternative de mars 1990 à Valencia à 19 ans), accompagnait Finito de Cordoba, Sanchez Mejias, Luis de Pauloba, Antonio Punta, Denis Loré, Julio Aparicio, Domingo Valderama, David Luguillano… Je garde pour la fin les plus populaires : Chamaco II, fils du Maestro de Huelva, roi des arènes de Barcelona de 1955 à 1960 et Jesulin de Ubrique qui avait déjà triomphé à Nîmes à Pentecôte en 1989. Ce dernier étonnait, malgré sa grande taille, par son visage de jeune adolescent mais surtout par sa capacité technique à toréer verticalement, à templer le novillo, le dominer et supporter impassible sa charge dans un encimismo inattendu à son âge. Le regretté Claude Pelletier a écrit après cette Feria : Jesulin ne sera jamais artiste au sens sévillan du terme. Son andaloucisme est ailleurs. Son art sera de tripes et de technique. Jesulin sera un grand poignet précis sur des pieds joints têtus. Ou ne sera pas. Le grand chroniqueur et écrivain bayonnais a écrit ce commentaire en mars 1990. Il avait tout compris sur les fondamentaux du jeune torero andalou de la Sierra de Cadiz et ses possibilités d’avenir.

L’aficion biterroise l’a découvert dans les arènes du Plateau de Valras lors de la novillada matinale du 15 août 1989. Dans sa concurrence de mano a mano avec une autre jeune vedette de la génération, Julio Aparicio, le fils d’Aparicio le torero phare des années 50 n’exista pas tant la supériorité du jeune et élancé andalou d’Ubrique écarta toute compétition. La presse titra Un prince nommé Jesulin. Il se vit attribuer à l’unanimité du jury et du public le Tastevin d’Argent de l’UTB. Lors de la Feria de Pentecôte à Nîmes qui suivit, Jesulin réalisa une grande faena de muleta face aux Jandilla en mano a mano avec Chamaco, coqueluche du public nîmois, qui dut se limiter au tremendisme habituel. Il y avait plus de 15 000 spectateurs enthousiastes dans l’amphithéâtre. Ce n’était pas un torero populiste mais plutôt inattendu tant il était parfait, digne d’un matador de toros. Sa technique Ojediste était impressionnante, tant dans sa maîtrise que par son temple. Vous pouvez la retrouver sur internet. On ne pouvait peut-être pas lui demander la grandeur et la majesté du torero de Sanlucar de Barrameda, qui ne l’oublions pas ne furent reconnues qu’à 27 ans par les professionnels et l’aficion.

Pourquoi ce titre ? Je puis l’affirmer, document à l’appui, Jesulin n’avait pas 16 ans pour ses premiers triomphes nîmois et biterrois de 1989. Il toréra officiellement avec picador dès avril 1989 en Espagne grâce à un subterfuge monté par son entourage professionnel et familial. Jesus JANEIRO BAZAN est bien né le 9 janvier 1974 à Ubrique, cité andalouse connue pour son négoce de cuir.

Le jeune Jesus vint à Béziers les 10 et 11 novembre 1989 à l’occasion des 7èmes Journées Taurines organisées par l’UTB, pour recevoir le Tastevin d’Argent attribué pour sa novillada du 15 août. Sa haute taille donnait le change mais son visage d’adolescent ne laissait aucun doute sur son âge (tout s’est éclairé après ma conversation avec l’apoderado et ses parents). Par contre, pendant son séjour, le jeune torero a montré une grande lucidité tout en conservant son naturel et sa modestie avec ses interlocuteurs. C’était un temps où, à l’occasion des Journées Taurines, l’UTB en collaboration avec les professeurs d’espagnols des lycées de Béziers, organisait des débats en langue espagnole entre les jeunes novilleros et les étudiants. Le succès espéré se transforma en une performance le 10 novembre 1989 au lycée Jean Moulin où 250 élèves très concernés ont participé sérieusement mais joyeusement à ce débat avec Jesulin et ses camarades Abel Oliva et Morenito de Nîmes. Jesulin fut accueilli avec à-propos mais admiration par la jeunesse hispanisante biterroise. Ce fut un tabac !

C’était encore un temps de liberté d’opinion. La future figura del toreo se montra très attentif et appliqué pour répondre, avec sa jeunesse, aux questions posées, parfois déconcertantes, des jeunes lycéens qui termineront enthousiastes cette matinée. Le soir, lors de la Nuit de l’Aficion, Jesulin participa avec autant d’amabilité, comme les autres triomphateurs récompensés : Juan Mora, Ruiz Miguel et les ganaderos Victorino Martin, Joaquim Buendia, Hubert Yonnet, ainsi que les personnalités taurines invitées devant près de 400 personnes.

Jesulin va continuer à étonner durant toute sa dernière temporada de novillero, avant son alternative nîmoise de septembre 90, fêté comme une idole. Dès le début de sa carrière de matador de toros, il impressionne tant par sa capacité à comprendre le 4 ans, sa sûreté et sa domination facilitée par le temple qui le caractérise depuis ses débuts. Certains lui reprocheront parfois le manque d’empaque (solennité, majesté) quand ils voulaient le comparer à des maestros antérieurs. Ils auraient du lire les prévisions de notre incomparable connaisseur passionné : Jesulin ne donnera jamais les cinquante passes languissantes. Mais il peut en donner 9 féroces qui toréent bien davantage, si toréer est encore émouvoir.

Mal conseillé par son apoderado et très mal entouré par sa famille proche, Jesulin fera malheureusement parler de lui dans la presse du corazon et pour quelques extravagances taurines. Heureusement, Jesus Janeiro de Ubrique monte en puissance pendant ses trois premières années d’alternative.

Il torée et triomphe dans toutes les arènes européennes, sauf à Madrid (confirmation d’alternative en février 1992) où l’aficion compétente mais versatile et pleine d’a priori, ne l’accepta jamais, surtout le 7. J’ai assisté à une corrida de Jesulin à Las ventas. Ils ne l’ont jamais laissé toréer durant toute la faena, décourageant toutes tentatives par des sifflets ou des commentaires déplacés. J’ai déjà écrit ce que je pense des défauts de ce public : Madrid, Madrid, me siento triste.

Pour son premier paseo de matador de toros à Béziers, devant une corrida de Juan Pedro Domecq décevante, il ne put lidier que le sobrero d’Atanasio Fernandez, dans son style, dans un terrain réduit, changement de main et enchaînement en toréant à la verticale (Midi Libre). Il reviendra en 1993 affronter les excellents Guardiola, surtout devant le 6ème : faena millimétrée de naturelles et changements de main, réalisée dans un foulard de peña, il déposera la faena tant espérée devant un animal de caractère. Malgré deux pinchazos : une oreille. Dommage ! En 1994, Jesulin va affronter à nouveau les Guardiola avant tant de facilité que Midi Libre titra Donnez 6 toros à Jesulin, il coupera 12 oreilles.

Il fut désigné triomphateur de la Feria. Le 13 août 1995, les aficionados biterrois reçoivent avec tout autant de chaleur Jesulin face aux toros de Nuñez del Cuvillo. Le torero d’Ubrique respecta toujours le public de Béziers, sans tomber dans les excentricités qui ont pu marquer sa vie et sa carrière taurine à partir de 1993. Il terminera 3 ans de suite premier de l’escalafon avec des chiffres inégalés : 153 corridas en 1994, 161 en 1995 (record encore maintenu) et 121 en 1996. Il n’avait alors que 22 ans ! Comme tous les toreros dans leur carrière, il rencontre plus de problèmes dans les ruedos et l’année 1996 est plus compliquée. Déçu par les réactions du public, il décide d’arrêter la temporada pendant la Feria d’avril de Séville (1999). Il décide de revenir en 2001, apodéré par Jose Luis Segura. Cette temporada de reprise, bien commencée à Olivenza en mars, se déroule avec des succès intéressants. Il se montre à nouveau à son meilleur niveau, qualifié d’éblouissant le 14 août à Béziers mais le public ne suit plus cette grande facilité. Tout leur paraît trop facile. Après cette bonne reprise, il pouvait espérer revenir à son meilleur niveau en 2002 et reconquérir le public. Malheureusement, fin septembre 2001, il est victime d’un très grave accident de la route, éjecté du véhicule. Bilan : pneumothorax, hémorragie interne, fractures de trois vertèbres qui exigent plusieurs opérations pour reconstruire la colonne vertébrale. Malgré une longue récupération et de nouvelles interventions chirurgicales pour essayer de débloquer son dos, il ne reviendra pas au niveau espéré.

Jesulin de Ubrique, torero adolescent surdoué et exceptionnel de maîtrise, matador de toros poderoso. Il connut un palmarès impressionnant à 21 ans mais ne put terminer sa carrière comme on pouvait l’espérer à ses 20 ans.

J’ai déjà rappelé les effets néfastes de son entourage professionnel et familial dans des excès en tout genre et une communication désastreuse pour un torero en activité, ce qui lui a porté tort vis-à-vis du public mais aussi de la concentration nécessaire pour un torero du plus haut niveau. Sa blessure de 2001 n’arrangea rien dans une situation compliquée. Mais Jesulin peut être fier d’avoir marqué la tauromachie comme leader, tant novillero que matador de toros, de 1989 à 1996. On pourrait même dire jusqu’en 2001 au niveau où les aficionados l’ont vu à Béziers (excepté son arrêt de 1999 et 2000).

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 84 – Avril 2020