Édito n°94 – Mars 2021

LAS COSAS FACILES NUNCA TIENEN
UNA RECOMPENSA GRANDE
(Cristina Sanchez – Torero)

La matadora de toros Cristina Sanchez a fait cette déclaration pour commenter sa récente décision de se lancer dans un nouveau chemin professionnel : apoderamiento du jeune espoir de la tauromachie de Salamanque  Raquel Sanchez. Cet objectif est ambitieux dans le monde taurin. C’est un changement total pour elle qui a connu toutes les embûches dès ses débuts à l’âge de 12 ans à l’école taurine de Madrid, pour arriver à son alternative prestigieuse en 1996. Je résidais à Gerena au moment de ses débuts en novillada avec picador pendant l’été 1993. L’aficion sévillane avait appris la présence de la jeune Cristina au cartel annoncé à Aracena dans les collines de la Sierra Morena, sur la route qui relie Séville au Portugal. Le monde taurin était déjà informé du talent de la débutante madrilène qui avait toréé sa première becerrada au début 1986, toujours accompagné de son père Antonio Sanchez, banderillero. Cristina avait pris l’habitude, par aficion, de le suivre les dimanches où il toréait dans les cuadrillas de la région de Madrid. Je m’étais déplacé avec quelques amis à Aracena, capitale du fameux jambon pata negra de bellota (le gland des nombreux chênes de la Sierra), près du pittoresque pueblo de Jabugo. Dans les arènes, on pouvait voir sur les gradins et dans le callejon plusieurs taurinos venus assister à cette présentation en Andalousie. Les aficionados et les professionnels ont été étonnés de voir une jeune fille très esthétique, avec allure et classe dans un traje de luces, courageuse et avec un bagage technique étonnant. Contrairement à la réputation machiste des andalous, le public avait soutenu la jeune madrilène tout au long de ses faenas et pour la pétition des trophées.

Quelques semaines plus tard, j’étais à Osuna qui est une des villes les plus charmantes de la province de Séville, connue pour ses monuments et la beauté de ses belles maisons bourgeoises des siècles passés. J’accompagnais le novillero El Cobo qui venait de triompher à Séville. Ce soir-là, à Osuna, il alternait au cartel de la novillada avec Cristina Sanchez qui coupa les oreilles de ses novillos, avec un large soutien du public enthousiaste malgré quelques difficultés à l’épée. Le monde taurin andalou qui suivit ces deux novilladas, concluait qu’outre ses qualités artistiques, sa maîtrise, sans oublier sa grâce et son courage, la jeune Cristina avait un impact favorable auprès du public qui venait de découvrir la jeune débutante dont rapidement parlèrent la presse taurine et les revues grand public. Effectivement, dans le ruedo, encouragée et protégée par son père, Cristina toréait bien, avec aficion et habileté, sans abuser d’effets racoleurs. Pour expliquer sa passion, Cristina racontera que la première fois où elle commença à toréer une vachette : j’ai ressenti une émotion très forte, spéciale, ce genre de bonheur qui remplit totalement et qu’on se dit que rien d’autre pourra te l’apporter.

Cristina Sanchez continua une carrière de novillera très appliquée en Espagne où l’on remarquait sa volonté de devenir torero. Surprenant ses interlocuteurs, elle a toujours déclaré qu’elle voulait être torero car ce nom n’a pas de féminin mais sans renier sa féminité. C’était son ambition, sa recherche, sa fierté de prendre l’alternative. Dans ma vie je suis femme mais dans l’arène je suis torero. Il est vrai que si l’on écarte les concours hippiques ou les courses de voile, les femmes ne participent pas à la même compétition que les hommes, à part les relais mixtes. Certes, une corrida n’est pas une épreuve sportive entre des participants mais comme Ernest Hemingway la décrivit la première fois à ses lecteurs de la presse yankee : C’est une tragédie. Pour autant, on ne peut nier, outre le combat avec le toro, la competencia qui existe entre les toreros pour prendre le dessus sur leurs partenaires au cartel ou dans le classement à l’escalafon. Quand je lis les déclarations de Cristina Sanchez, j’entends la voix de Jacques Brel chanter ces paroles de Mitch Leigh dans la quête de Don Quijote :
Rêver comme un impossible rêve
Tenter, sans force et sans armure, d’atteindre l’inaccessible étoile
Telle est ma quête, suivre l’étoile
Et puis lutter toujours…
Heureusement, pour Cristina, son ambition fut récompensée par une prise d’alternative mémorable et glorieuse, après 121 novilladas, notamment dans des arènes majeures comme Séville, Quito et son succès à la San Isidro en 1995.

Le 25 mai 1996, dans les arènes de Nîmes, elle fit le paseo avec son parrain Curro Romero accompagné de Jose Maria Manzanares. Elle sortit en triomphe après avoir coupé 2 oreilles à chacun de ses deux toros d’Alcurrucen. Sa personnalité, sa maîtrise de torero et son exception ont incité trois médias majeurs de la presse française à titrer sur l’exploit de cette alternative unique, sur sa personnalité et ses capacités techniques qui résumaient la force de sa volonté pour arriver à sa recherche, sa quête vers ce qui pouvait paraître à ses débuts son inaccessible étoile. Le Monde, Libération et l’Express ont donné, au niveau atteint par cet évènement, la récompense et la notoriété qu’il méritait.

En Espagne, après sa première corrida de torero d’alternative avec Oscar Higares et Javier Conde, il n’a pas toujours été facile d’entrer dans les cartels des figuras, malgré le soutien inconditionnel de Manuel Diaz El Cordobes que suivirent Emilio Muñoz, Enrique Ponce, Finito de Cordoba… En Amérique Latine, après l’échec en 1996 de Caracas (Vénézuela) annoncée avec Ortega Cano et malheureusement annulée par la pluie, elle confirma son alternative à la Mexico le 12 janvier 1997 avec Armillita Chico et Alejandro Silveti. Malgré l’opposition initiale de Jesulin de Ubrique, elle torera enfin avec lui en mano a mano en 1997 à Castellon. Elle se retira du toreo actif en 1999 après avoir coupé 316 oreilles dans sa carrière. Elle s’est mariée avec un taurin portugais, Alejandro da Silva avec lequel elle a 2 garçons de 16 et 14 ans, Alejandro et Antonio. Cristina réapparut exceptionnellement à la Feria de Cuenca 2016 avec Enrique Ponce et El Juli, en faisant cadeau de son cachet à l’hôpital de Madrid spécialisé dans la lutte contre le cancer des enfants. Elle sortit en triomphe avec El Juli, portée par ses enfants, après avoir coupé 2 oreilles à son premier qu’elle leur avait brindé. Elle leur promit ce jour-là de ne plus participer à une corrida.
Sa tâche a toujours été difficile jusqu’à cette alternative exceptionnelle, tant par l’importance de l’arène que par ses illustres compagnons de cartel et pour sa répercussion médiatique. Il est évident que d’autres femmes ont essayé de toréer à pied à partir de 1973, incluses dans des cartels de toreros comme Maribel Atienzar, Marie-Paz Vega, Hilda Tenorio (Mexique)…

Je dois citer particulièrement le cas historique de Juanita Cruz. Après des succès comme novillera à partir de 1934, elle dut s’exiler en 1937 en Amérique Latine à cause de ses convictions républicaines. Elle remporta de nombreux succès dans tous ces pays de tradition taurine où elle toréa plus de 700 corridas et prit son alternative au Mexique en 1940. Elle dut arrêter sa carrière en 1944 après une grave blessure à Bogota. Les commentaires sur son toreo étaient élogieux. Elle marqua aussi la tauromachie par ses habits de lumières personnels où une jupe longue fendue remplaçait la taleguilla traditionnelle. On peut la voir sur la magnifique statue érigée sur sa tombe à Madrid.

De nos jours, après Conchita Cintron et Marie Sara, la rejoneadora française Léa Vicens est en tête de l’escalafon du toreo à cheval. Même si la corrida à pied me paraît encore plus exigeante pour une femme, je ne puis que reconnaître qu’elle a atteint ce niveau exceptionnel par ses efforts, sa maîtrise du cheval et sa connaissance du toro qui lui ont permis de réaliser son objectif, sa quête.
Aujourd’hui, quelques jeunes filles continuent, inscrites dans les écoles taurines, avec plus ou moins d’aptitudes alors que Cristina Sanchez avait toujours vécu dans le monde taurin, accompagnée de son père. Cela lui apporta jeune, des sensations émotionnelles et une sûreté qui lui forgeront un mental admirable et un savoir-faire de haut niveau lui permettant d’affronter avec succès le toro de 4 ans. Le public, étonné de la maîtrise de cette jeune femme, a soutenu sa carrière provoquant la jalousie de certains toreros.

Les jeunes novilleros qui essayent de commencer sérieusement l’aventure de matadors de toros, peuvent prendre à leur compte la déclaration de Cristina Sanchez. Ils doivent se persuader que le chemin qu’ils choisissent ne sera pas facile et que c’est dans la difficulté et l’engagement permanent qu’ils pourront arriver à cette recompensa grande qu’elle a ressentie.La situation n’était déjà pas facile, malgré les efforts des écoles taurines bien organisées. Le nombre de festejos a fortement diminué depuis 10 ans à cause de l’économie et la pandémie actuelle a rendu leur objectif encore plus difficile.
La volonté de Cristina Sanchez d’apoderer la jeune Raquel Martin est encore plus méritoire et semée d’embûches. Même après son engagement dans le monde de la mode féminine ainsi que dans la presse télévisée pendant près de 20 ans, elle a pris sa décision, motivée certainement par la qualité et la volonté extrême de cette jeune salmantina. Pour autant elle n’a pas choisi la facilité alors qu’elle n’avait plus rien à prouver. Cela va lui demander à nouveau générosité, altruisme, sacrifices pour permettre à sa protégée de réussir son objectif : être torero d’alternative avec brio.

Nous commençons à avoir des informations sur des projets d’ouverture de temporada mais qu’en sera-t-il dans quelques mois ? Les empresas et les toreros paraissent décidés mais personne ne peut nous assurer sur l’avenir proche de la pandémie.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU -Édito n° 94 – Mars 2021