Édito n°13 – Juin 2014

BONJOUR TRISTESSE…

Ce vers de Paul Eluard extrait de son poème « A peine défigurée » fut repris par Françoise Sagan dans le titre de son livre culte en 1953. Ce poème parle de la Tristesse avec tendresse et presque avec amour au point que le poète conclut dans le dernier vers « Tristesse beau visage ». Même si je n’adhère pas béatement à tout son parcours (notamment en politique), je dois reconnaître que cet homme avait une vision très optimiste ou idyllique de la vie et qu’il s’est toujours battu avec persévérance, dans l’espoir que l’amour pouvait tout résoudre, tout autant que sa dévotion pour la Liberté « je suis né pour te nommer Liberté ».  Il est vrai qu’il a vécu 14 ans très proche de Gala qui fut sa première muse avant de le quitter pour Salvador Dali. Quel destin pour cette petite émigrée russe comme sa compatriote Elsa qui inspira l’admiration et la passion d’Aragon…
Non, nous ne pouvons pas avoir une vision aussi idéaliste que Paul Eluard. Notre tristesse face à l’évolution du monde, le taurin qui nous concerne ici, entraîne plutôt de la colère que de la tendresse. Nous aussi nous aimons le monde qui nous entoure mais cette tristesse n’est pas dominée par la naïveté et l’aveuglement qui ont marqué la vie et l’œuvre d’Eluard, célèbre adepte du dadaïsme. Certes, nous sommes encore capables de nous enthousiasmer pour des comportements humains, des actes de la vie et pourquoi pas des faits taurins, mais le plus souvent, devant la tristesse que certains nous inspirent, notre réaction de colère l’emporte sauf si, comme Eluard, notre tristesse nous rappelle un être cher.
Si nous nous limitons à la tauromachie, nous sommes obligés de constater la grande tristesse que, dans l’actualité, nous inspire la majorité des toros lidiés à la San Isidro mais aussi la colère, devant le choix des représentants au campo de l’empresa et des toreros. On ne peut pas confondre de bonne foi les kilos, la taille, la longueur des cornes avec le trapio suivant l’encaste d’origine.

Quelle tristesse devant le comportement et l’allure de la plupart des lots de toros de la San Isidro 2014 alors que nous parlons d’élevages qui se sont faits connaître par leur caste et leur noblesse : Valdefresno, Escolar Gil, el Ventorillo, Montecillo, Montalvo… certes, les Victoriano del Rio de David Galan le jour de sa confirmation, auraient du permettre au fils de José Antonio de marquer ce jour en coupant une oreille, mais Ponce et Castella ne pouvaient pas triompher même si Enrique, merveilleusement reçu par le public pour sa présumée despedida fit le maximum pour être digne de leur estime. Certes, Perera a affronté brillamment son premier toro du second lot de Don Victoriano qui lui a permis un triomphe important en coupant 2 oreilles. Mais nous n’avons pas retrouvé le lot homogène de 2013 d’un trapio correspondant à la fois aux exigences de Madrid et aux « hechuras » permettant d’embestir. Tout simplement peut-être que Don Victoriano n’avait pas deux lots pour Madrid à cette date de l’année. De même, la ganaderia de Montalvo triomphatrice à Salamanca en 2013 et excellente au mois de mai à Séville, n’avait pas de lot pour Madrid cette année alors qu’ils sont répétés à Salamanca en septembre et annoncés à Dax… Dans le même lot, on a vu un toro qui aurait eu 6 ans en juillet et un toro qui avait près de 100 kg de moins qui ne correspondait pas au trapio de Madrid.

Mais ne vous trompez pas : ces techniciens du campo connaissent leur métier mais il est difficile de faire coïncider les « besoins » de l’empresa, les critères des vétérinaires de Madrid et les intérêts des toreros surtout quand ce sont des figuras. La corrida d’El Pilar présentée à Madrid le 29 mai n’avait aucune ressemblance avec ses origines Aldeanueva : toros grands mais fins et armés. Comment peut-on voir ce jour-là un toro d’El Pilar de plus de 600 kg, très « pauvre » au niveau des armures, lourd mais efflanqué de l’arrière train avec lequel il ne peut « pousser » cette masse dans son embestida ?  Ce n’est pas un toro de cet encaste avec le vrai trapio de Madrid.  Nous sommes tous sortis avec une très grande tristesse de cette corrida ennuyeuse, pourtant Talavante voulait… Le lot de Baltasar Iban était tout autant « fuera de tipo » par rapport aux historiques toros de Don Baltasar du Cortijo Wellington, connus par leur charge agressive, leur mobilité qui ont permis à plusieurs toreros de triompher à Madrid quand on les maintient dans le trapio de cet encaste unique : Cruce de Contreras et de Domecq.

A ce jour, seule la corrida de Parladé a démontré, soit la qualité de noblesse et longueur de charge dont le jeune Angel Teruel n’a profité que partiellement, soit la bravoure et la caste qui ont obligé Fandiño à un combat intense, dominateur mais aussi relâché par moment qui lui a permis de couper une oreille à chacun de ses adversaires. Et pourtant ce sont des purs Domecq. Comme quoi… Ces toros ont complètement dominé El Cid qui a démontré que malheureusement, il n’était plus à même d’affronter la caste et les difficultés qui en découlent (tant devant les Parladé que devant leurs frères Juan Pedro Domecq).
De même, Angel Teruel devant les deux Parladé les moins exigeants, s’est montré fade et ennuyeux comme lors de sa première corrida de San Isidro devant les Martin Lorca.  » Quelle tristesse ! Quelle colère devant ce gâchis !   »
Quant aux toreros, nous resterons dans le positif et nous mettrons en exergue la régularité du jeune Salmantino Juan del Alamo qui dans cette San Isidro a confirmé sa remarquable constance en coupant la cinquième oreille pour ses 5 paseos de matador de toros à Las Ventas. Juan est un torero qui ajoute à une technique éprouvée, une entrega et une conception sincère de la tauromachie, très croisé avec le toro qui apporte à son toreo une émotion saine qui porte sur le public tout en dominant son adversaire. Si Juan (de son vrai prénom Jonathan) arrive à corriger son point faible à l’épée, les sorties triomphales ne devraient pas tarder même à Madrid.

Le grand triomphateur de San Isidro 2014 est pour le moment Perera. Nous notions au moins d’octobre dernier, dans les éléments positifs de la temporada 2013, la « montée en puissance de Perera dont les qualités techniques et la maîtrise devant le toro sont impressionnantes, même si sa tauromachie manque d’âme et de sentimiento ». Devant les Victoriano del Rio, nous avons noté avec plaisir que son toreo avait gagné en émotion artistique et que le public adhérait parfaitement à cette recherche, appuyée certainement par Fernando Cepeda son apoderado. Certains disent, tout en reconnaissant son indéniable succès, qu’il doit encore faire évoluer sa technique basée en particulier sur le retrait de sa jambe de sortie. Cela lui permet certes de lier à la perfection ses séries avec la muleta mais limite son rayonnement comparé à la profondeur du toreo du maestro de Sanlucar (Paco Ojeda) qui inspire avec évidence sa tauromachie. Son actuation fut excellente, surtout devant son premier toro, mais nous sommes plusieurs à penser qu’il peut encore aller plus loin, non dans la sincérité et la maîtrise mais dans l’émotion et ne pas se limiter à son aguante prodigieux et à sa capacité à lier ses passes sans « s’émouvoir » (sin inmendarse). S’il évolue dans ce sens, un jour avec la maturité, il atteindra une plénitude digne des grandes figuras de l’histoire. De toute façon, ce fut un résultat très positif : 3 oreilles le 23 mai.
Quant à Fandiño, il a obtenu son objectif : sortir par la grande porte de Las Ventas devant les toros de Parladé. Son actuation très méritoire devant la caste de ses deux adversaires et face au vent à Madrid ce jour-là, lui permis de couper une oreille à chacun. Pour assurer son triomphe, Fandiño choisit d’exécuter une estocade très spectaculaire, sans muleta, en se jetant entre les cornes de son 2ème toro au prix d’une voltereta impressionnante. D’autres l’avaient fait avant lui il y a des décennies, mais ce n’est pas moins méritoire. Fandiño est un torero méritant, poderoso, qu’il vaut mieux voir toréer qu’écouter dans des entrevistas grandiloquentes et lassantes, surtout quand elles se répètent. Il est vrai que par les temps qui courent, cela devient une mode chez certains toreros et même novilleros. Cela alimente notre Tristesse.
Nous sommes vraiment tristes (désolés) pour Talavante car il méritait mieux. Il a démontré, outre sa disposition habituelle, une telle pureté, une « naturalité » dans son toreo surtout face à son toro de Montalvo, alors que ce jour-là la médiocrité des adversaires et le vent mettaient ses prestigieux compagnons de cartel en échec. D’un seul coup, dès ses intentions et exécutions à la cape, tout parut lumineux, templé, inspiré, tout en restant dans une simplicité que nous n’avions pas l’habitude de lui connaître. Nous aurions voulu le voir arriver au paroxysme de cette tauromachie, admirable à nos yeux. Malheureusement, les conditions difficiles dues aux rafales de vent et son échec à l’épée, l’ont limité à un grand succès d’estime. Mais s’il continue sur le même chemin, le triomphe et la faena importante vont arriver. C’est obligatoire. Le torero de Badajoz a franchi un nouveau cap depuis sa collaboration avec le maestro Curro Vazquez et nous espérons vous en reparler dans le détail dans notre édito à la fin de San Isidro.

Tristesse aussi devant les blessures des toreros qui ont marqué le début de San Isidro.
Le 20 mai, tarde tristement historique, la corrida du Ventorillo s’arrêta après la mort du 2ème toro faute de combattant : David Mora gravement blessé à puerta gayola, Antonio Nazaré dans l’impossibilité de continuer après une rupture de ligaments d’un genou, Jimenez Fortes attrapé 3 fois par les deux Ventorillo se vit interdire par le corps médical l’autorisation de continuer alors que, poussé par son courage et son pundonor, il voulait revenir en piste, malgré ses cornadas, pour toréer les 4 restants. Inconscience peut-être mais ô combien valeureuse. N’en faut-il pas pour faire ce « métier » ? Si l’on ajoute les blessures d’Ureña et d’Abellan le même jour devant les Montecillo, nous pouvons penser que les deux élevages concernés, issus de la même origine, ont développé beaucoup de « genio » ces derniers temps, même si les toreros ont souvent leur part de responsabilité dans les cornadas. Dire que ces ganaderias étaient il y a 10 ans demandées par les figuras !

Malgré tout, nous nous réjouissons du très méritoire retour de Miguel Abellan après 2 ans d’arrêt volontaire. Torero de caractère, Miguel revient avec l’ambition de nous montrer que ses qualités sont intactes. Il commença sa carrière avec succès très jeune et resta longtemps en haut de l’escalafon. Nous sommes très heureux qu’il ait pu couper une oreille devant les compliqués Montecillo malgré une voltereta impressionnante. Nous espérons que les conséquences de ses ennuis au niveau d’un rein, suite à une ancienne blessure, ne l’arrêteront pas trop longtemps. Son envie de revenir au premier niveau est évidente et appuyé par une empresa puissante, nous pensons que tout lui est permis.

De même, réjouissons-nous du retour d’Alberto Aguilar qui a mis plusieurs mois à récupérer d’une cornada au mollet en Amérique du Sud. Il vient de réapparaître avec succès en coupant une oreille le 1er juin devant les Montealto.

Comme vous le voyez, notre aficion est toujours présente, malgré notre tristesse causée par beaucoup de désillusion venant de notre propre camp, alors que nos adversaires déclarés utilisent tous les subterfuges pour nous détruire avec la complicité passive et parfois active des « bien pensants ». Nous voulons même continuer à positiver autour de faits, parfois mineurs pour certains, parce qu’ils ne sont peut-être pas assez médiatiques.

Nous reviendrons à la mi-juin, à la fin de San Isidro, pour conclure après une dernière semaine aux cartels prestigieux : toros et toreros. Peut-être nous rendra-t-elle notre alegria. Toutefois, nous préférons rester lucides car, en cas d’échecs ou de nouvelles turpitudes, notre tristesse serait encore plus profonde. Nous évoquerons bien entendu les deux grandes ferias françaises de Pentecôte qui le méritent car elles ont bercé notre aficion naissante. Nos amis Nîmois et Vicois nous en voudraient de les oublier.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU
Édito n° 13 – Juin 2014