“COMPETENCIAS” – CONCURRENCES CHAPITRE I – 1750-1960
La corrida de toros du XVIIIème siècle fut le résultat de l’évolution de l’affrontement pour sa survie de l’homme avec l’auroch des origines. Ce sont les tentatives d’élevage et la chasse qui avaient fait disparaître la “race primitive” dans les terres du nord de l’Europe au XVème siècle. Cet Urus ou Bos Primagenus, a évolué pendant des milliers d’années dans ses déplacements vers le Sud, dans les terres hispaniques où il se mêla avec le Bos Africanus venu des terres d’Afrique du Nord. Cela donna cet animal fort et agressif qui devint le toro bravo actuel.
Cet affrontement naturel va évoluer en une première véritable “competencia” entre l’homme et le toro dans les jeux d’arènes aboutissant, après les prémices à cheval, à la corrida moderne à pied avec l’épée aidée par le contrôle de la muleta.
La majorité des commentateurs estime que la corrida de toros ne peut exister que si le public ressent une émotion, sans morbidité, tant dans le combat que dans l’expression maîtrisée et esthétique du torero. Je considère que l’art du torero ne doit pas évoluer exagérément vers une recherche existentielle du geste parfait. C’est plutôt dans la fusion de l’engagement des deux intervenants, dans une lutte où l’homme doit arriver à dominer la force brute du toro par sa gestuelle basée sur le courage, la technique et le génie esthétique, que se crée cette sensation.
Si l’on considère la corrida à pied depuis la fin du XVIIIème siècle, on constate que les toreros qui ont créé le mythe et l’évolution de “leur monde”, ont souvent été animés par l’idée d’être ces héros qu’étaient pour eux les toreros initiaux.
Cette finalité est accentuée par la concurrence de triompher face à leurs compagnons de paseo. Cette “competencia” qui n’exclut pas le “compagnonnage” dans le ruedo, a permis à la corrida de continuer à avancer, à motiver les toreros et le public aficionado. Le premier cas majeur de “competencia” est celui de Pedro Romero, Pepe Hillo et Costillares.
Pedro Romero, natif de Ronda dans une famille de “chulos”, aides dans les arènes des chevaliers devenus toreros à pied, a marqué le début de la corrida nouvelle de 1770 à 1800 entuant près de 5000 toros !

Son principal concurrent fut Pepe Hillo, natif de Séville, qui avait un style orienté par la recherche de l’enthousiasme et du spectacle, face au classicisme et à la maîtrise de Pedro Romero. Leur concurrence fut maximale au point qu’un jour, toréant à Cadix, Pepe Hillo jeta sa muleta et utilisa son chapeau à larges bords comme leurre pour préparer son coup d’épée.
Romero réagit en utilisant seulement le peigne qui retenait ses longs cheveux. Malgré l’enthousiasme du public, le Président appela les deux toreros et les enjoignit de cesser et de reprendre la muleta. Cette lutte cessa quand Pedro Romero, fatigué, arrêta sa carrière en 1799 pour prendre la direction de l’Ecole Taurine de Séville créée par le Roi. Pepe Hillo mourut le 11 mai 1801 dans les arènes de Madrid, à la suite d’une cornada impressionnante du toro Barbudo, immortalisée dans les gravures de la Tauromaquia de Goya qui l’admirait. Cette “pareja” avait donné un rythme nouveau à la corrida par leurs motivations, leurs inventions et leur efficacité. Ils attiraient le public et motivaient leurs concurrents comme Costillares, torero sévillan de 1776 à 1790, qui créa les prémices de la “Veronica” avec la cape et du Volapie avec la muleta et l’épée, donnant une corrida plus spectaculaire et émouvante.
Leur successeur, entre 1830 et 1849, fut Francisco Montes “Paquiro” né à Chiclana (1805). Grand lidiador, il eut un impact important sur le public comme plus tard son neveu El Chiclanero qui enthousiasma Alexis de Valon en 1845 qui décrit son engagement et sa prise de risque dans son récit “la Decima Corrida de Toros” dans la Revue des Deux Mondes, suite à son voyage à Madrid. Francisco Montes n’eut pas de véritable concurrent mais apporta par ses succès et son influence, un changement important à la corrida en disciplinant l’action des subalternes, notamment les picadors qui avaient conservé le prestige de leurs prédécesseurs qui combattaient avec la lance. Il imposa la modification de la pique en diminuant sa longueur. Il signa le “Traité de Tauromachie” qui imposa les règlements officiels de la corrida dont la structure existe encore. La ville de Chiclana a offert au Musée Taurin de Béziers un magnifique buste de Montes.

Nous remarquons, plus de 40 ans après, l’arrivée importante dans les ruedos du torero madrilène Salvador Frascuelo (1842-1898) dans un style sobre de castillan. Il marqua sa carrière par son ouvrage, la témérité de ses quites et ses grands coups d’épée. En même temps, à Cordoue, apparaît Rafael Molina dit Lagartijo (le petit lézard), fameux pour sa perfection artistique et son élégance. Torero complet, courageux et dominateur, il excellait aussi aux banderilles. Sa faiblesse à l’épée lui fit inventer la “media lagartijera”, très efficace quand elle était bien placée. Le public l’opposa à Salvador Frascuelo, torero puissant dont le courage à toute épreuve s’exprimait notamment dans l’estocade rigoureusement portée. L’Espagne se passionna longtemps pour l’antagonisme, la competencia sur la même affiche entre les deux matadors qui avaient pourtant un grand respect entre eux.


A l’arrêt de Frascuelo en 1890, le jeune Cordouan Guerrita, connu pour sa fierté, prit la relève dans cette nouvelle “concurrence” alors qu’il avait 20 ans de moins. Les affrontements entre les partisans des deux toreros étaient violents d’autant plus que Guerrita était particulièrement provocateur : “Au fait que le toro a des cornes, s’il n’en avait pas il y aurait des milliers de Guerrita” !!! Lagartijo, fatigué, s’arrêta en 1893 avec la reconnaissance de ses nombreux “partidarios”. Il sera désigné par les aficionados premier Calife de Cordoue suivi plus tard par Guerrita, 2ème Calife désigné sur les cinq historiques. En 1895 naît le jeune frère du torero sévillan Rafael Gomez “El Gallo”, appelé Joselito “El Gallo”, que l’on appelait Gallito dans sa jeunesse. Il va créer une competencia encore plus historique entre 1913 et 1920 avec Juan Belmonte, natif du quartier de Triana, sur l’autre rive du Guadalquivir face à la Real Maestranza.
Joselito, torero précoce, a revêtu son premier costume de lumières dans une becerrada à 13 ans qui lança sa carrière dans les plazas du Portugal et d’Espagne. Les ganaderos andalous l’invitaient dans leurs tientas. Cela formera chez lui une grande connaissance des toros. Il prit l’alternative à 17 ans après 45 novilladas. Il éblouissait tout le monde taurin par ses capacités, d’autant plus qu’il réclamait du bétail respectable. C’était un artiste de la lidia. Décidé et précis avec la cape, dans les quites, varié dans ses remates, facile avec les toros aux
banderilles, dominateur à la muleta. Il était l’incarnation du “torero largo”, expression peu utilisée de nos jours.

Juan Belmonte arrive en 1913 et intervient dans un style tout à fait différent, en montrant un “aguante” et un “temple” à un niveau jamais vu jusque là. Les deux toreros vont susciter l’intérêt du public pendant 6 ans. Cette compétition, dans une entente amicale, ne les empêchait pas d’échanger des conseils techniques suivant leurs styles initiaux si différents.
Joselito dominant toutes les suertes, il paraissait invincible. Le 16 mai 1920 à Talavera de la Reina, le toro “Bailador” apparemment “buriciego” (défaut de vue), lui infligea une cornada inattendue qui provoqua une mort quasi instantanée. Sa mort et ses obsèques furent un évènement national.
Ces rivalités taurines ont entraîné une réaction positive des aficionados et de la population en général envers la corrida et les arènes. Parfois, la corrida a pu baisser d’un ton par trop de conformisme et l’absence de compétition, avec aussi une baisse d’engagement de la part des toreros plus tournés vers des relations de facilité et dans un style banalisé. Au contraire, la rivalité ou volonté de domination, motive la grandeur, l’expression artistique et la prise de risque.

Ce sont les raisons du maintien et du renouveau de la corrida quand elle s’exprime dans les ruedos devant un public admiratif et passionné par ces combats entre l’homme et le descendant de l’Urus sauvage.
Plus tard, Cordoba, terre de toreros, vit naître en 1917, dans une famille de personnages taurins, Manuel Rodriguez qui portera le nom de MANOLETE comme son père. Il commence officiellement sa carrière en 1935, stoppée par la guerre civile espagnole. Son vrai début en 1939 fut suivi de sa confirmation d’alternative triomphale à Madrid en 1940. Même s’il ne toréa jamais en France, à cause de la guerre civile et du conflit mondial (1939-1945), il reste de nos jours, par les écrivains taurins et l’aficion, le symbole d’une torero exceptionnel qui a marqué l’Espagne et le Mexique par des triomphes retentissants.

L’Union Taurine Biterroise en 1968, résultat de la fusion de la Société Tauromachique (1898) et du Club Taurin (1920) a voulu mettre en valeur, dès 1948, dans son musée, les emblèmes historiques qu’elle a pu retrouver et les améliorer en incluant, récemment, des oeuvres du sculpteur madrilène Pepe Puente, extraites de son exposition à Béziers en 2023 “Soñando de un sueño soñé”.
La carrière de Manolete, commencée en 1939, se termine brutalement et tragiquement par sa mort en 1947 dans les arènes de Linarès, à la suite d’une cornada dans la fémorale donnée par le toro Islero de la ganaderia Miura. Près de 80 ans après sa mort, il reste un des toreros emblématiques de l’histoire de la corrida de toros. Les images que nous avons pu voir au travers de films et de photos d’époque, nous montrent un courage (jamais exprimé avec tant de maîtrise) mais aussi sa classe tant dans les ruedos que dans la vie publique. Les premières années de sa carrière, il ne rencontra pas de concurrence dans le monde des toreros. Ce n’est qu’en 1945 qu’apparaît Luis Miguel Gonzalez “Dominguin” lorsqu’il confirme son alternative des mains de Domingo Ortega. Torero de style “largo”, il pratiquait toutes les suertes avec des qualités athlétiques remarquables et une intelligence pour “interpréter” les toros. Fidèle à son caractère, il nourrit le projet de surclasser Manolete et le défie par une lettre ouverte envoyée à la presse. En août 1947, ils toréent ensemble deux corridas et le 28 août, ce fut la tragédie de Linarès. Luis Miguel Dominguin et Gitanillo de Triana l’accompagnaient au paseo ce jour-là.

Manolete traversait un moment difficile, conséquence de ses relations amoureuses avec l’artiste Lupe Sino critiquées par son entourage. Il envisageait même de partir au Mexique où il avait de nombreux amis et admirateurs. Je pense que ce n’était pas une vraie “competencia” mais le résultat d’une provocation d’un des toreros les plus ambitieux de l’histoire de la tauromachie. Le 12 mai 1949 à Madrid, Dominguin interrompit sa faena, se tourna vers les gradins et leva l’index, signifiant qu’il se considérait comme le “numero uno” de la tauromachie de son temps. La carrière et la vie de Luis Miguel Dominguin fut marquée par de nombreux exemples de ce style pour provoquer le monde taurin mais aussi le monde public en général, exhibant ses nombreuses et importantes conquêtes féminines. C’était à mes yeux, plus une médiatisation qu’une “competencia”.
Huit ans après, une nouvelle “pareja” va mettre Luis Miguel Gonzalez “Dominguin” en concurrence avec celui qui était devenu son beau-frère en épousant sa soeur Carmina Gonzalez. Antonio Ordoñez, descendant d’une dynastie prestigieuse par son père Cayetano Ordoñez “El Niño de la Palma”, fut un torero classique excellent, tant à la cape qu’à la muleta, qui prit son alternative en 1951. Ses débuts comme matador de toros furent irréguliers et marqués par plusieurs blessures. Il n’arriva à pleine maturité que 5 ans après, avec un toreo vibrant, avec de la noblesse et sans la moindre vulgarité, dans un style différent de Luis Miguel, torero “largo”, “ poderoso” et populiste.

Le grand écrivain nord-américain Ernest Hemingway (Nobel 1954) revint en Espagne où la corrida lui ont inspiré ses fameux “Le soleil se lève aussi” et “Mort dans l’après-midi” et plus tard “L’été dangereux” où il raconte la rivalité d’Antonio et de Luis Miguel en les suivant dans une vuelta en Espagne dans les villes où toréaient les deux figuras pendant cet été 1959. Les deux toreros sont les vedettes de cette temporada, avec Hemingway à leurs côtés, qui médiatise cette “competencia” parfois polémiste. Celui qui en 1923 avait envoyé à son journal ce commentaire suite à la Feria de Pamplona “Bullfight no is sport, is a tragedy” écrivit également “Un torero ne peut jamais voir l’oeuvre d’art qu’il créée. Il n’a pas l’occasion de la corriger comme un peintre ou un écrivain. Il ne peut en avoir que le sentiment et entendre les réactions de la foule”.
Quelle lucidité pour un “Ricain” qui ne connaissait pas la corrida espagnole !
Dans cette période de plus de 200 ans (1750-1960), nous avons rencontré l’évolution des rapports de l’homme et du toro dans l’arène. Personnages exceptionnels devenus toreros, motivés et stimulés notamment par la concurrence “la compentencia” entre eux. Elle a fait évoluer cet affrontement vers une lutte où l’homme-torero va oser progressivement une
nouvelle étape après l’aficion de ses débuts, l’ambition qui l’a poussé et la concurrence avec les plus proches par leur hiérarchie et leur médiatisation qui portent sur le public et le monde empresarial.
Nous reviendrons prochainement pour voir comment cette “competencia” a transformé la corrida depuis la moitié du 20ème siècle avec les comportements plus récent des figuras qui ont marqué leurs moments, séduit l’aficion dans un monde qui a beaucoup changé socialement, techniquement et médiatiquement en Europe, sans oublier l’Amérique du Sud.
Les cas de “compentecia” sur près de 280 ans d’histoire de la corrida de toreros à pied face au toro bravo sont nombreux. J’ai eu la volonté de montrer les plus représentatifs avec des histoires diverses au niveau des toreros, du public et des médias.
(prochain Edito : Chapitre II).
Le responsable de rédaction