Édito n° 16 – Décembre 2025

“TOREAR COMO LOS ANGELES,

COMO LOS ANGELES QUIEREN TOREAR ?”

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Ce mois d’octobre 2025 a bouleversé le monde taurin en raison de deux événements majeurs pour les aficionados au toreo de Arte.

* La décision spectaculaire et inattendue de Morante de la Puebla d’arrêter le toreo, matérialisée au centre du ruedo de Las Ventas le 12 octobre, a entraîné pour le public un choc violent. Cette réaction tenait compte des événements de la faena du torero sévillan face à son deuxième toro. Cette annonce était-elle préméditée ou causée par la forte voltereta au capote avec un effet brutal sur le Maestro ? Je ne m’aventurerai pas à rechercher les causes éventuelles de cette décision subite. Le public, bien que conscient des conséquences de ce geste, a voulu montrer son admiration, tant pour la réaction du torero à l’incident de lidia que par son soutien admiratif après les triomphes qui ont marqué sa temporada 2025 à Las Ventas. L’aficion n’a pas encore pris en compte la complexité des conséquences du geste annonçant cet arrêt alors qu’il venait de marquer les deux précédentes temporadas.

Cet impact a été amplifié par les tardes dans le ruedo de Madrid le 9 juin et le 12 octobre avec les sorties triomphales jusqu’à l’hôtel. En regardant à postériori les images de la télévision de cette journée, j’ai été surpris et choqué par la marque de détresse sur le visage de Jose Antonio Morante qui ne relevait pas d’une souffrance physique mais d’une incompréhension psychique de l’événement qui venait de se dérouler.

Nous avons pris connaissance de la dernière déclaration de Morante de la Puebla dans le New York Times concernant sa décision publique dans le ruedo madrilène : “No lo llamo una retirada definitiva, es solo un descanso” (je ne l’appelle pas un arrêt définitif, c’est seulement un repos).

Je préfère ne pas commenter cette déclaration, que je respecte, même si une partie du monde taurin, professionnels et aficionados, espère déjà qu’elle se confirmera avant la fin de la temporada 2026 ou 2027.

J’ai déjà déclaré mon intérêt pour le rôle exceptionnel qu’a pu jouer Morante ces dernières années, notamment dans les grandes arènes. Ce résultat s’est généralisé progressivement, avec un effet positif majeur sur le public, tant pour l’impact autour des ruedos que par son attirance vers les spectacles taurins.

Nimes 2025 Alternative Marco Perez-Morante-Talavante 1732

Jose Antonio Morante a toujours eu une facilité naturelle avec la cape. Il pouvait inventer et adapter des passes des grandes figuras de l’histoire, notamment “Gallistes”. Il pouvait aussi prendre des risques en anticipant la charge des toros et réaliser des quites inattendus et quasi irréels. Il était habité par le duende qui caractérise les toreros artistes. Cette expression artistique, lorsqu’elle atteint sa quintessence, s’exprime par le mental ou l’esprit. Le terme “duende” est intraduisible. Il habite le corps qui le transforme et le transmet par l’expression corporelle du geste ou de l’art. C’est Federico Garcia Lorca qui nous dit “Le duende vient du corps et non du dehors comme avec les muses ou avec les anges”. Les muses élèvent l’intelligence, souvent ennemie de la poésie, alors que “l’ange donne des lumières et traduit les formes”. Le duende c’est le temps arrêté dans l’espace ouvert par le torero à l’expression totale du toro. C’est la “patine du temps” qui passe sur la muleta de Rafael de Paula ou de Morante de la Puebla avec une telle lenteur que l’on ne sait pas, dans l’instant, qu’on est “en présence du chef d’oeuvre éternel”. Mais ce chef d’oeuvre éternel est paradoxalement éphémère.

J’ai repris ce titre “toréer comme les anges” en pensant à cette catégorie de toreros qui ont pu “actuer” dans les ruedos en oubliant leurs corps. Ce qui a pu faire dire à Jose Tomas “je laisse mon corps à la maison” pour laisser la place aux “anges”.

Quelques jours après cette tarde inoubliable de Madrid, le 2 novembre, le génial torero gitan Rafael de Paula (Rafael Soto Moreno) est décédé à 85 ans plongeant sa ville de Jerez dans deux jours de deuil. Elève de Juan Belmonte, on pourrait même dire descendant gitan, il déclara un jour “les pleurs sont la seule vérité de l’âme” alors que le “Maître” de Triana assura “On torée comme on est”. Le torero jerezano commença tardivement à toréer professionnellement à près de 30 ans dans les terres andalouses, avant d’affronter l’étape madrilène le 28 mai 1974 où il confirma son alternative des mains de Jose Luis Galloso après avoir pris l’alternative à Ronda en 1960. Ce jour-là, il laissa s’exprimer son don génial sur un quite de 5 véroniques et la demi au toro de son témoin Julio Robles. Cette intervention le catapulta au firmament des grands toreros. C’est après, dans les arènes de Vista Alegre du barrio de Carabanchel le 5 octobre 1974, que les commentaires élogieux du grand poète Bergamin éveillèrent l’Espagne taurine “Musica callada del toreo” (la musique silencieuse du toreo) “J’ai vu celui qui est à mon goût l’extraordinaire “gitanissime torero : Rafael de Paula qui fait le toreo d’une manière incomparable. Ses faenas restent vives dans ma mémoire”. Jose Bergamin rajouta que “ce que réalisa de Paula au toro Barbudo fit même taire la musique”. Marc Lavie a repris cette phrase, annonçant le décès de Rafael, celui qui en deux passes pouvait retourner un public.

Le journal ABC, suite à la tarde, déclara “Après Barbudo, c’est tous les synonymes “d’embrujo” (ensorcellement, enchantement, magie…). La musique a joué, le public (admiratif) l’a fait taire. Ce succès amena Rafael de Paula à toréer souvent à Madrid, avec des résultats parfois décevants. Las Ventas devra attendre 13 ans pour revoir une tarde exceptionnelle du Jerezano à la capitale.

Joaquim Vidal ajoutera “La tauromachie à la Véronique interprétée par Rafael de Paula est réalisée en de rares occasions. Le goût, l’inspiration, la plénitude de la véronique et la demi avec des connotations Belmontistes, achevée derrière la hanche, ont provoqué un authentique tumulte”.

Alfonso Navalon déclara : “Il paraît convertir la véronique en chant”.

Le célèbre intellectuel Antonio Caballero Holguin écrivit : “Je pensais être aficionado jusqu’à une tarde à Jerez où je voyais Rafael de Paula toréer. Je me suis surpris à pleurer. Alors j’ai su”. Pourtant, ces spécialistes n’étaient pas considérés comme des commentateurs faciles. Ces textes élogieux venaient de personnages connus pour leur exigence et compétences. Il est certain que ses échecs à l’épée et parfois même en toréant étaient dus à la faiblesse chronique de ses genoux (10 opérations du genou gauche) qui lui enlevait une vraie capacité d’appui pour exécuter, avec la sécurité et le courage indispensables, l’estocade a volapie.

Après Carabanchel de 1974, il raconta même, sur un ton qui le caractérisait, “laisse tes genoux en guenilles (de trapo). Les anges et les archanges m’ont susurré : “ Ne te préoccupe pas, tes genoux sont bons et tu vas toréer comme tu sais” (En Espagne on utilise l’expression “muñeca de trapo” pour exprimer la faiblesse des poignets).

Cette situation s’est aggravée malheureusement avec le temps, même si certaines attitudes géniales de Rafael pouvaient encore faire espérer le contraire. Rafael de Paul était un personnage fantasque, tant par des comportements excessifs et parfois répréhensibles du monde gitan, que par ses déclarations pleines de “gracia”, lucide de ses faiblesses face au toro

– Le toreo n’est pas un métier. C’est une manière de “prier”. “Dans mes désastres, je suis inimitable”.

– Brindis au Roi Juan Carlos 1er à la Beneficencia 1988 : “Je vous souhaite toute la suerte du monde, à vous et à l’Espagne et maintenant souhaitez-moi – a ver que hago con este -”

– “Je n’aime pas les sorties en triomphe excepto de la Maestranza de Sévilla y de Madrid. En otras plazas, me niego” (je refuse).

Si l’on veut comprendre son toreo de cape, écoutons le parler des toreros artistes. Il distinguait “Le Duende” utilisé en tauromachie ou pour qualifier la qualité dans les pratiques artistiques andalouses : Musica, Cante, Baile, Flamenco

“El soplo” (le souffle) : quand le soplo arrive sans s’annoncer, quand “l’âme” est sans raison ni mesure

“El soplo” es una cosa que llega siempre cuando te sientes embargado (envahi) dans cet instant où le soplo t’arrive.

 

Le Maestro n’est déjà plus là mais sa manière de comprendre le toro, son mystère et son soplo restent vivants. “El soplo” qui m’a appris “a mirar el toro con el alma” (regarder le toro avec l’âme).

Bien que sa carrière ait été marquée par des échecs retentissants, ils lui ont été pardonnés grâce à son talent exceptionnel. De grandes plumes ont exprimé leur admiration pour ce torero inimitable.

Le 28 septembre 1987 dans les arènes de Las Ventas, le toro “Conchero” de la ganaderia Bernardines, consacra définitivement Rafael comme torero d’exception de Madrid et d’Espagne. Vêtu de “Corinto y Azabache”, il l’a torée comme celui qui prie, sans penser à rien, en se livrant totalement (entregar del todo). Madrid s’abandonna totalement comme lui se “libro” (s’abandonna) à Madrid. Les échecs à l’épée importent peu. C’est l’âme qui importe. Juan Posada déclara “Il torée comme les autres rêvent de le faire”. Ce message resta. Notre ami sévillan Carlos Crivell nous rappelle que Paula va profiter de cette “racha” pour toréer seul six toros pour la corrida de la Cruz Roja de Séville le 12 octobre 1987. Il coupa 2 oreilles au 5ème toro de Bohorquez du nom de Lebrero après une faena impressionnante. Peut-être sa meilleure à Séville où il toréa 35 fois. Lors de la Corrida Concours de Jerez en 1972 où Rafael de Paula indulta le 4ème Aldeanero de Guardiola Dominguez dans un mano a mano avec Curro Romero, il reçut le “Catavino de Plata” de la Feria. Rafael sut imprimer à la muleta, seulement avec son corps, une cambrure qui fige le toro dans une dépendance inexorable. Le toro fut indulté après une nuée de mouchoirs et des cris d’émotion. Curro Romero invita à son dernier toro Rafael de Paula à saluer exceptionnellement avant la faena du 6ème par le Jerezano.

J’ai choisi pour célébrer le départ du Maestro de Jerez, des extraits de commentaires et de souvenirs exceptionnels qui nous permettent d’évaluer le talent inimaginable de Rafael de Paula. Je me devais de décrire deux souvenirs personnels que je ne puis oublier :

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– Le 5 juin 1997, nous organisions la Corrida de la Commémoration du Bicentenaire des Arènes d’Aranjuez en présence du Roi d’Espagne Juan Carlos 1er, avec le cartel historique : Curro Romero, Rafael de Paula et Francisco Rivera Ordoñez face aux toros de Juan Pedro Domecq. Le toro qui se tenait aux tercios, à la hauteur de la Puerta de Paseo, plut au Jerezano qui s’avança, de sa démarche habituelle avec sa cape, seul au centre du ruedo, à plus de 20 m du burladero, tournant le dos à la porte du toril. Dans le callejon, je sentais toutes les cuadrillas anxieuses. Le jeune Fran Rivera se positionna à la “boca” du burladero, prêt à intervenir. Rafael cita le Juan Pedro à plus de 15 mètres pour réaliser une série de véroniques “de la casa” conclues d’une demi somptueuse, qui resteront gravées dans ma mémoire. Les banderilleros se précipitèrent au centre pour le quite, rassurant le public des arènes bicentenaires, saluant debout dans les gradins l’intervention géniale, angoissante et inspirée.

– Mon second souvenir est triste mais reste un moment inoubliable. C’est la corrida de la Feria de Jerez 2000 avec le cartel Curro Romero, Rafael de Paula et Finito de Cordoba. Le torero de Jerez voulait montrer dans ses arènes, qu’il était encore capable de toréer face à son éternel rival. Il réalisa deux faenas importantes, tant avec la cape qu’à la muleta, “jaleadas” par le public pour l’accompagner. Malheureusement, il fût dans l’incapacité physique d’effectuer l’estocade a volapie qui demandait un appui sur la jambe de son genou inutilisable. Dans ces conditions, Paula a été incapable de tuer ses deux toros. Le génial torero gitan se dirigea vers le burladero, après son échec à l’épée au 5ème, se défit la coleta confirmant sa décision de stopper sa carrière de torero. Je vis plusieurs professionnels taurins descendre des gradins dans le callejon pour consoler le Maestro en détresse. Je revois Fermin Bohorquez (hijo) montrer toute son affection à Rafael. Il est vrai que sa légende a été marquée par les faenas à 2 toros de leur ganaderia, Barbudo à Vistalegre en 1974 et Lebrejo à qui Rafael de Paula coupa 2 oreilles à la Maestranza en 1987.

Après sa despedida de Jerez, Rafael de Paula n’a plus fait le paseo. Il reçut en 2001 la Médaille d’Or du Mérite des Beaux-Arts. Il faut signaler qu’à la demande du torero admirateur, Paula apodèrera Morante de la Puebla entre novembre 2006 et juin 2007.

L’histoire de l’affrontement en public de l’homme et du toro depuis le début du XXème siècle, a vu apparaître une nouvelle tauromachie ou l’expression d’une recherche artistique des toreros pour l’accompagner dans ce duel entre la force et le génie humain.

Dans ces circonstances, je me devais de rappeler les faenas fantastiques réalisées par les anciens. Après Antonio Fuentes et Lagartijo, Rafael Gomez El Gallo fut un représentant de cette lignée de toreros artistes qui ont assoupli, affiné, stylisé la technique traditionnelle de la lidia conçue par Francisco Montes. Rafael El Gallo, d’origine gitane par sa mère, a connu des grandes tardes qui lui valurent l’apodo de “Divin Chauve”. Il savait démontrer son répertoire magique à la cape où il s’enveloppait dans des “largas serpentinas” ou “afaroladas”. A la muleta, le corps droit et les pieds immobiles, c’était “la passe de la mort”, sans oublier le fameux “Kirikiki” où le torero faisait un avec le toro. Il connut aussi des journées “d’escapados” ou “espantades” que l’on peut comparer à celles que l’on a pu connaître plus tard chez Rafael de Paula.

Nous devons aussi mentionner Juan Belmonte et Jose Gomez Joselito qui bouleversèrent le toreo à la fin du XXème siècle.

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Plus proche de nous, c’est le sévillan Pepe Luis Vazquez qui déclara, évoquant la faena de sa vie (Valladolid 1951) “Ce sentiment d’extrême légèreté qui m’envahit à ce moment-là me rend incapable de me souvenir du détail de ma prestation. C’est comme une transfiguration, une chose qui n’est pas de ce monde, comme si on l’avait rêvée à des époques lointaines”. Quelque soit le danger, on se laisse aller parce qu’au fond, on est un artiste. “Il toréait comme les anges”.

Je me devais, bien entendu, de ne pas oublier l’exceptionnel Curro Romero “Prince de Séville”, sans omettre son importance à Madrid. Il a marqué, dès les années 60, la tauromachie sous le nom de “Pharaon de Camas” ou “Pharaon de Sévilla”. Adoré par l’aficion des bords du Guadalquivir qui, après des broncas inoubliables, lui pardonnait quand le Maestro démontrait son temple exceptionnel, “erguido” (redressé), avec son fameux capote et sa muleta époustouflante de lenteur.

Rafael de Paula déclara “L’Esprit Saint d’une faena disparaît à la télévision, mais il en restera toujours la lumière”.

A la mort du Maestro Jerezano, François Zumbielh titra dans Sud-Ouest :

“Quand l’Esprit Saint soufflait avec Rafael de Paula”. C’était le Maître des foucades (caprice, lubie) et des escapades (frasques), des moments sublimes et des détresses, tout cela du fait des caprices de son duende gitan et des genoux qui se dérobaient de plus en plus…. faenas pleinement abouties, surréelles, mais j’ai choisi des moments, voire des détails d’une intensité telle que bien d’autres triomphes s’évaporent de ma mémoire : jeux de poignets somptueux, fragile oxymore dans le toreo de Rafael de Paula, fervent de l’autre Rafael (El Gallo) et de  celui de son frère l’illustre Joselito.

“El Angel esta toreando por placer”

Vacacionnes Sévilla 10-2020

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU