Édito n° 5 – Octobre 2024

À PROPOS DE L’INDULTO…    

Nous avons appris récemment la mort du légendaire toro Cobradiezmos (n° 37 – 562 kg) de la ganaderia de Victorino Martin indulté le 13 avril 2016 par le matador de toros sévillan Manuel Escribano. La grâce accordée par le mouchoir orange du palco présidentiel ne fit l’objet d’aucune contestation, tant des chroniqueurs que de l’aficion.

J’ai pu suivre en direct à la télévision cette faena de Manuel Escribano face au comportement de Cobradiezmos. J’ai ressenti une forte émotion ce jour-là devant la bravoure du toro, amplifiée par la classe de son embestida, humiliant en léchant (lamiendo) l’albero du ruedo de la Maestranza, sans perdre sa charge templée par la muleta main basse du torero. Cela lui permit de « formar un lio gordo » devant un public enthousiasmé par la race, la qualité et la répétition des assauts que le torero sut exploiter.

J’ai apprécié le tercio de piques par l’attitude particulière de Cobradiezmos devant la cavalerie. Sa charge ne marquait pas la sauvagerie agressive de certains toros encastés. Sur la première, le toro de Victorino regarda calmement, pendant plusieurs secondes, son adversaire, comme s’il réfléchissait à sa charge avant de s’élancer dans un galop allègre après le cite du picador. Il poussa longuement sous la pique, de ses deux cornes au bas du peto du cheval, dans les deux rencontres. Ce tercio de piques restera dans ma mémoire car il m’a confirmé ma conception de la bravoure qui ne se limite pas dans un combat extrême mais par une charge raisonnée mais vive du toro qui va affronter son adversaire, acceptant ce combat en pleine connaissance. C’est cette bravoure qui lui permit de faire une faena de muleta templée et continue qui atteint ce jour-là « l’Excellence ».

Cobradiezmos était un vrai toro brave qui dura, sans douter, répondant au cite du matador avec rythme et continuité. Escribano a dit « c’est le toro de ma vie. Il a été et fera l’histoire dans la tauromachie ». Répondant au téléphone à l’appel du ganadero, il déclara « j’ai ressenti une grande peine quand il m’a confirmé que Cobradiezmos avait été tué dans un combat avec ses congénères ». Le semental allait commencer une nouvelle période de « padrear », saillie, les vaches choisies par le ganadero, comme il le fit pendant 8 ans, avec un résultat de qualité excellent de la progéniture.

Escribano confirme que le toro (éclata complètement) « rompia del todo » dès le début de la faena de muleta. Il pensa dans le ruedo « Attention Manuel, si tu n’arrives pas à « cuajar este toro » (conclure ton œuvre), ta carrière s’arrête là ».

Le public se rendit compte que le couple, Cobradiezmos-Torero, était en train de réaliser une œuvre d’art dans le ruedo et commença à agiter les mouchoirs demandant l’indulto. Escribano confirme qu’il n’a pas pensé à l’indulto car le toro demandait une grande concentration « je n’ai compris que j’allais l’indulter que par la demande insistante du public ». Il faut préciser que c’était le deuxième toro indulté à la Maestranza après « Avogrado » de Cuvillo par Manzanares en 2011.

Il faut cependant rappeler en 1966 le novillo avec picador « Laborioso » du Marquis d’Albasserada, d’origine Veragua par le père et Pedrajas par sa mère (Tulio Vazquez). Ce fut le premier « bravo » à être indulté à la Real Maestranza. Cet encaste Pedrajas a fait la gloire des élevages de la nombreuse famille Guardiola (15 enfants) avec le fer de Maria Luisa Dominguez de Vargas et des Héritiers de Salvador Guardiola (1). Ces toros étaient élevés dans la fameuse finca du Toruño conjointement à ceux marqués des fers de Guardiola Fantoni et de Guardiola Dominguez d’origine Villamarta. Toutes ces ganaderias ont été des succès mais c’est surtout la lignée des Pedrajas réunissant caste et bravoure qui ont connu une époque exceptionnelle de 1970 à 2010, particulièrement à Pamplona et Sévilla… sans oublier en France Nîmes, Arles (2009), Dax, Mont-de-Marsan et Béziers, notamment en 1993-1994 et 1995 (2).

Cette origine obtint d’autres indultos comme « Violonista » à Valencia en 1989 et surtout les « Peleon » et « Piano » à Ronda qui ont marqué mes souvenirs des années 1985-1990 à Séville. J’ai eu la chance de vivre des moments exceptionnels avec Juan Guardiola et l’inoubliable mayoral Luis Saavedra, grâce à mon ami vétérinaire Francisco Escribano. La famille Guardiola avait perdu le toro Peleon après son indulto à la corrida-concours de Ronda (1988) qui n’avait pas survécu à ses blessures. En 1989, Francisco Escribano était présent à la corrida-concours de Ronda, à la demande de Juan Guardiola, qui avait une grande confiance en « Piano » choisi pour cette corrida prestigieuse car il souhaitait le « récupérer ». Ce fut le cas. Après l’indulto, le vétérinaire commença les premiers soins sur le camion à Ronda. Il enleva tous les harpons des banderilles et procéda aux désinfections élémentaires. Je me suis retrouvé le lendemain matin au « Toruño » avec Paco qui commença les soins sur Piano. C’était indispensable. Je les ai suivis pendant une semaine où j’ai pu me rendre compte des dommages causés par les puyas après une corrida-concours exigeante (3).

Sans rentrer dans le détail, je me dois de préciser deux souvenirs inoubliables :

– Après une semaine de soins, Piano paraissait avoir récupéré. Paco l’examinait de l’autre côté de la rangée de barres qui séparait son corral du « cajon de cura ». Piano s’approcha de lui calmement et lécha la main de celui qui l’avait soigné. Imaginez notre émotion.

– Une dizaine de mois plus tard, nous sommes revenus au Toruño. Paco Escribano, sur les conseils de Luis Saavedra, monta sur un cheval de la finca, se positionna le long de Piano dans l’enclos avec les vaches et le caressa sur le dos avec un roseau. Le semental resta calme, paraissant apprécier la présence et le geste (4).

L’indulto d’un toro brave dans le ruedo est devenu plus « normal » depuis les années 80 car outre la qualité plus encastée de certains élevages, la « grâce » donnée dans la plaza à un très bon toro a évolué de nos jours dans l’esprit du public.

L’évolution des décisions d’indulto est positive car elle permet de gracier pour maintenir et améliorer le toro bravo avec plus d’assurance, que le « gracié » transmette (liga) ses vertus à sa progéniture, mais elle ne doit pas dégénérer.

– Il est regrettable que certains matadors, notamment en France, se soient fait remarquer ostensiblement et même trivialement dans le ruedo pendant la pétition du public pour obtenir l’indulto. Il est préférable que le maestro continue la faena intelligemment jusqu’à la décision finale exigée par le public.

– Les arènes de Béziers ont connu plusieurs indultos :

  • l’excellent « Cara Alegre » de Valdefresno en 2006 par Yvan Garcia, toro mort  malheureusement quelques jours après au campo à Salamanque.
  •  l’indulto généreux d’un toro de Daniel Ruiz par Miguel Angel Perera en 2012
  • le toro « Lobito » de Salvador Domecq Bohorquez en 2023 par Juan Leal
  • deux toros de Robert Margé : « Revilla » par Carlos Olsina en 2023 et « Neptune » en 2024 par Clemente.

L’indulto d’un grand toro dans le ruedo pour son comportement pendant les trois tercios est un moment exceptionnel et émouvant pour le public, le torero et le ganadero, mais attention de ne pas en abuser : « trop d’indulto, tue l’indulto ».

Annexes :

  • Salvador Guardiola Dominguez, fils ainé de la famille, né en 1927, fut un rejoneador de qualité entre 1955 et 1960. Le 21 août 1960, dans la plaza de toros de Palma de Mayorca, il décéda après une chute de cheval pendant la lidia. Les Héritiers de Salvador Guardiola, détenteurs du fer, ont géré l’élevage d’origine Pedrajas jusqu’en 2006. Acheté par le matador de toros Ortega Cano, ce dernier donna le nom de Yerbabuena.
  • Le 14 août 1994, Midi Libre titra « Six Guardiola, Six au Paradis ». Malgré la pétition, il n’y eut pas de mouchoir bleu pour le magnifique « Destrozon ». « Pegador » fut récompensé d’une vuelta al ruedo alors que Luis Francisco Espla, devant sa qualité, fit tout pour le faire indulter. Conclusion du chroniqueur : « Une corrida comme on ne verra pas de sitôt ».
  • J’ai filmé une grande partie de cette intervention, qui a été présentée au siège de l’Union Taurine Biterroise sur les allées Paul Riquet en 1990, en présence de Luis Saavedra et de Paco Escribano. Malheureusement, les pellicules ont disparu !
  • Nous pourrons considérer que les élevages de la famille Guardiola ont quasiment disparu. Les Guardiola Soto, les Guardiola Fantoni et les Guardiola Dominguez ont été vendus. Le nombre d’héritiers issus d’une famille si nombreuse (15 enfants), n’en permettait plus la gestion, surtout après la retraite de Luis Saavedra.

L’illustre élevage des Pedrajas de Maria Luisa Dominguez Perez de Vargas a été honoré la dernière fois, en 2009, pour le meilleur toro de la Feria d’Arles : « Clavel Blanco ». Nous savons que, depuis, la quasi-totalité du bétail a dû être abattu pour des raisons sanitaires.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU