Editorial Février 2018

OUI, C’ÉTAIT AUSSI EN 68

Lorsqu’en France et même en Europe, la presse et l’opinion publique évoquent 68 (beaucoup ignorant le printemps de Prague qui se déroula aussi en 68 et pourtant…), ce sont immédiatement les évènements français de mai et juin 1968 qui sont mis en avant, en les considérant comme la base d’un changement de société. Cette période très agitée qu’a connue notre pays, a été alimentée au début par les étudiants gauchistes (officiels et marginaux) et les futurs bobos. Ils ont été soutenus, dans un deuxième temps, par le mouvement ouvrier qui bloqua le pays. Personnellement, étudiant en fin de parcours universitaire à Montpellier, je m’inquiétais surtout des rumeurs de suspension des examens. Il est vrai que l’agitation étudiante à Montpellier ne fut pas violente comme à Paris où certains voulaient déstabiliser le pouvoir en place. Dans les amphithéâtres des facultés, on parlait beaucoup dans des assemblées dirigées par les meneurs gauchistes et les éternels opportunistes qui mettaient en cause le capitalisme, le consumérisme, notre culture, l’autorité… Sans rentrer dans les querelles politiques et philosophiques, je ferai constater que la France paie beaucoup encore les pertes d’autorité et ses critères fondamentaux de société, surtout dans l’Éducation nationale où le mot d’ordre était il est interdit d’interdire qui n’était au départ qu’une boutade de l’humoriste Jean Yanne. En tauromachie, ces évènements, s’ils ont joué un rôle primordial dans la suppression de la feria 1968 et des corridas de Pentecôte à Nîmes, ont eu indirectement une conséquence inattendue dans la création de la feria de Béziers. Les évènements de mai et juin 68 avaient fortement atteint l’activité économique et le commerce biterrois. Jules Faigt, adjoint au maire chargé en particulier des corridas, proposa de créer la feria de Béziers dont nous fêterons cette année le cinquantième anniversaire. Il avait le double objectif de donner une impulsion à l’activité de la ville au mois d’août et d’essayer de relancer l’activité taurine qui était au ralenti depuis quelques années. En 1965 et 1966 les temporadas biterroises s’étaient limitées à une corrida de toros avec le phénomène de Palma del Rio, Manuel Benitez El Cordobès. En 1965 il avait rempli les arènes accompagné de Pedres et Zurito face à des toros d’une extrême faiblesse. Une seule novillada fut organisée en août. En 1966, la corrida du Cordobès en juillet, avec des compagnons de cartel secondaires, n’avait pas rempli alors que la novillada enregistra en août une demi-entrée. En 1967, l’activité taurine se limita à trois novilladas avec picador : 3500 spectateurs pour celles d’août et 2500 pour les vendanges. C’était la situation la plus catastrophique connue par nos arènes depuis leur rénovation en 1921, alors que l’aficion et la population biterroise avaient réagi avec passion, tant en 1946 qu’en 1947, après la guerre malgré les difficultés d’organisation inhérentes à la situation des frontières. Le prétexte des évènements de 68 permit de créer la feria, même si elle était plutôt limitée pour sa première édition à des animations en centre-ville avec des bandas, le corso et les lâchers de toros dans les rues, encadrés de gardians camarguais à cheval. Ce fut un point de départ, même si la temporada se limita à trois novilladas : les Yonnet en juillet et deux novilladas avec les bons Guardiola Soto pendant la feria les 14 et 15 août, avec une participation du public satisfaisante même si la deuxième novillada se déroula en nocturne. Par contre, le succès dans la rue fut impressionnant. La presse euphorique titra même Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître. J’ai retrouvé une photo du Midi Libre prise de la porte des arènes qui montre une foule impressionnante qui remonte toute l’avenue jusqu’à la statue de Paul Riquet.

Nous étions encore loin du début des années 60 qui avaient enregistré des entrées, certes acceptables (7000-8000), mais inférieures à l’après-guerre malgré des cartels et des toros intéressants. En fait, il manquait une vraie dynamique aux arènes, l’aficion était ignorée. Nîmes avait déjà une feria depuis 1952 et organisait même des corridas début août. Je me rappelle avoir vu une corrida à Nîmes avec El Cordobès accompagné de Curro Giron (frère de César) : les arènes étaient presque pleines. Le Club taurin et la Société tauromachique s’inquiétaient depuis longtemps de la situation instable de l’activité taurine de nos arènes et manifestaient leurs préoccupations à la municipalité. Malheureusement, elles perdaient du temps dans des guéguerres d’aficionados dont profitait l’empresa. Les temps changent, les hommes changent mais les résultats sont les mêmes. Les responsables de ces deux associations comprirent qu’il fallait agir pour redynamiser l’aficion. La situation était devenue préoccupante pour l’avenir. Elle ne correspondait ni à l’histoire, ni aux références que nos arènes avaient su créer depuis 50 ans. Conscient de cette situation, Jules Faigt, après la feria de 68, prit l’initiative de réunir ces responsables pour les inciter à dépasser leurs différences afin de créer une action commune efficace qui puisse soutenir l’initiative de la feria. Comment pouvaient-ils accepter que des bourgs du sud-ouest de moins de 5000 habitants, comme Vic-Fezensac et Hagetmau, aient pu créer des ferias plus représentatives que les organisations dans nos arènes de plus de 10 000 places ?

Les deux associations décidèrent donc de fusionner sous la présidence du docteur Marc fin 1968, leurs moyens humains, leurs collections, sous le nom d’Union Taurine Biterroise qui grâce à eux aujourd’hui, dispose d’un patrimoine exceptionnel qu’elle continue d’améliorer tous les ans dans le Musée taurin. L’unité ne fut pas parfaite mais elle eut le mérite, autour du patrimoine, d’unifier une histoire qu’ils surent mettre en avant pour agir au profit de nos arènes. Dans un monde aussi complexe et sensible que la corrida de toros créée par des siècles d’histoires et de mythes, il est bon que l’aficion se concentre sur des causes valables de défense de nos traditions. L’actualité nous le démontre tous les jours.

C’est aussi en 1968 que j’ai commencé à suivre, avec quelques amis, la feria de Bilbao après celle de Béziers en août. J’y fus fidèle dix ans de suite que je n’oublierai pas, tant par le sérieux des toros, la qualité de son public, de sa banda de musica, la visite des toros lors de l’apartado journalier, avant d’apprécier les bonnes tables à des prix inégalables. J’ai eu la chance d’y rencontrer des personnages historiques de l’aficion française et des chroniqueurs taurins réputés. Grâce à Fernand Lapeyrère (Don Fernando), j’ai pu écouter leurs commentaires, participer aux discussions avec ces personnalités compétentes, cultivées, pleines d’expérience. Je n’oublierai pas Tio Pepe, Paco Tolosa, Monosabio, Pierre Dupuy… que nous lisions dans la presse spécialisée mais aussi dans l’Équipe et le Midi Olympique. J’ai forgé mon aficion à leur contact, approfondie plus tard par mes visites au campo avec les ganaderos et les mayorales. Mais rien n’est acquis. Mes dernières visites à Bilbao m’ont profondément déçu, tant au niveau de la qualité du public qui ne va plus aux arènes, que de l’ambiance. La présentation des toros et le cérémonial ne suffisent pas à garantir la qualité. Quant à la présidence intransigeante et soi-disant impartiale…

Si nous revenons à ces premières années, la feria de Béziers évolua lentement par le retour de la corrida de toros en août 69 qui vit le triomphe, avec quatre oreilles, de Manolo Martinez, le Mexicano de oro, et l’apparition de Damaso Gonzalez devant près de 10 000 personnes. Une bonne novillada de Pinto Barreiro complétait les cartels. L’empresa Aymé comprit enfin qu’elle devait profiter de cette nouvelle feria en 1970 avec une corrida de Juan Pedro Domecq et le numéro un, Paco Camino (deux oreilles) et le triomphateur de 1969 Manolo Martinez, dans des arènes combles. Devant le bon résultat des novilladas de juillet et de la feria d’août, l’Union Taurine décida, pour relancer la corrida des vendanges, d’organiser une novillada avec picador qui fit apprécier un très bon lot d’Albasserrada attirant 3500 spectateurs. Les ferias de 1971 et 1972 confortèrent l’idée de la feria de 1968.
– 1971 : le mano a mano de Paco Camino – Paquirri (suite à l’arrêt inattendu de la carrière d’Antonio Ordoñez), enthousiasma le public et fit de Francisco Rivera Paquirri, le torero de Béziers pendant 10 ans et quatorze corridas. C’était un torero poderoso qui savait séduire le public et qui remplissait les arènes.
– 1972 : 2 corridas de toros :
. 13 août : Paquirri, Miguel Marquez et Jose Antonio Galan,
. 15 août : retour de sa retraite (20 ans après) de Luis Miguel Dominguin, accompagné des mexicains Eloy Cavazos et Curro Rivera.
Sans oublier la corrida des quatre cavaliers : Angel et Rafael Peralta, Alvaro Domecq et Jose Lupi.

Oui, l’idée opportuniste de 68 était bonne, la feria même avec des hauts et des bas (de 1975 à 1980) était lancée. J’ai souvent dit et écrit ce que je pensais de la situation actuelle, avec une aficion absente de nos arènes, tant avant que pendant et même après les ferias. La passion de nos ancêtres a disparu et pourtant nous avons une école taurine officielle, bien organisée, qui a su prendre la suite de ses prédécesseurs qui ont permis l’éclosion d’une figura del toreo : Sébastien Castella. Deux jeunes Biterrois ont pris l’alternative : Tomas Cerqueira en 2012 et Cayetano Ortiz en 2014. Plusieurs jeunes Biterrois sont en Espagne dans les ganaderias andalouses avec de grands professionnels pour côtoyer ce monde tout en améliorant leur technique. Les jeunes aficionados practicos des années 50, que beaucoup de nous ont connus, auraient aimé assouvir leur passion dans les mêmes conditions. C’est la création de la feria et l’implication de la collectivité en faveur de la corrida qui ont permis cette évolution.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Edito n° 58 – Février 2018