Édito n°82 – Février 2020

« LA MUSIQUE, CE N’EST QUE 12 NOTES ENTRE 2 OCTAVES »

Je regardais à la télévision A star is born, le film à succès du réalisateur et acteur Bradley Cooper (Jackson dans le film). Cette phrase est prononcée par Bobby, frère de Jackson, pour convaincre Ally (Lady Gaga), la nouvelle star, désespérée par le suicide de son mentor et amour, de reprendre sa carrière. Quand j’ai entendu La musique ce n’est que 12 notes entre 2 octaves, l’important c’est l’interprétation, j’ai pensé à la corrida : Ce n’est qu’un homme muni d’une muleta, d’une cape, de banderilles et d’une épée. L’important c’est l’interprétation, conditionnée par sa technique et son courage, pour affronter et tuer le toro. A quelques détails près, ils disposent tous du même matériel tel qu’il a été codifié depuis près de 3 siècles. Ce qui les distingue, c’est l’œuvre de chacun basée sur sa technique, son inspiration (le sentiment et le talent), certains ajouteront sa toreria.
Bien entendu, la technique, comme pour le chanteur ou le pianiste, doit être intégrée dans l’interprétation. Ces artistes travaillent journellement leur voix, l’améliorant et arrivant pour certains même à la modifier. Les chanteurs apprennent aussi à respirer pour pouvoir exprimer au mieux leur talent naturel. En phase de préparation, le torero répète journellement le toreo de salon comme le chanteur accorde et chauffe sa voix par les vocalises, comme le pianiste fait ses gammes sur les touches du piano, notamment le passage du pouce. J’ai entendu le grand ténor Pavarotti dire un jour J’aime que ma fille soit présente au concert, près de la scène, pour que je puisse la voir. C’est elle qui connaît le mieux ma voix et peut déceler mes défaillances ou conforter mon interprétation par quelques petits signes du visage. Comme le peon de confiance le fait de la voix, derrière le burladero.

Le torero en premier lieu, intervient dans le ruedo pour recevoir le toro avec son capote, hérité directement des capes que portaient les hommes du XVIIIème siècle dans la rue pour s’abriter du mauvais temps ou comme vêtement d’apparat. Dans sa Tauromaquia, le Maestro Francisco Goya nous fait découvrir dans l’eau-forte n° 14, la première représentation connue d’une passe de cape exécutée par le très habile licencié de Falces (bourg de Navarre).

GOYA planche 14 – licenciado de Falces

Il fut sans rival comme le précise le poète Moratin, grand ami de Goya. Ce jeune intellectuel est un personnage parfaitement identifié : Bernardo Alcalde y Merino, qui se jouait du toro sans autre défense que sa cape. Un contemporain du Maître de Fuendetodos décrit l’épisode représenté sur cette gravure Il déjoua plusieurs fois le toro sans sortir du cercle qu’il avait lui-même tracé sur l’arène et cela sans se dégager de sa cape rejetée sur son épaule.
Cette action de ce jeune passionné de la course de toro vous rappelle certainement une passe de cape basique de la corrida actuelle, connue de nos jours sous le nom de Chicuelina. Nous avons connaissance de l’exécution inopinée de la suerte inventée par Manuel Jimenez Chicuelo à Valencia pendant les Fallas de 1920. En fait, le Maestro exécutant une véronique, eut recours à ce mouvement instinctif pour échapper à la charge inattendue du toro. Cette figure impromptue surprit le public qui réagit par une grande ovation. Le torero sévillan devant ce succès, perfectionna la suerte et la répéta dans d’autres plazas. Son succès fut consacré en 1925 à Madrid où elle eut un grand impact sur les aficionados. Ainsi naquit la Chicuelina que nous voyons de nos jours dans les arènes. En fait, depuis, les toreros ont interprété le principe de cette passe de cape de manières différentes adaptées au talent et à la sensibilité de chacun. La plupart des spécialistes ont reconnu surtout la chicuelina de Paco Camino qui est restée dans l’histoire.

Il profita de l’embestida de classe et de rythme d’un toro de Galache à Madrid durant la San Isidro 1963. Le toro chargeant lentement, le torero de Camas se présenta de face et le cita en lui jetant le capote devant. Il le conduisit en le toréant avec les poignets derrière son corps, en même temps qu’il tournait en sens contraire de la sortie du toro. Le public debout l’acclama et ce jour-là, il coupa 4 oreilles. Par la suite, plusieurs toreros ont essayé sans succès d’imiter l’interprétation de Camino. Il faut noter cependant les très belles chicuelinas de Manzanares père qui les réalisait avec les mains très basses, plus démonstratives, plus baroques. Personnellement, je préfère l’interprétation de Paco Camino, tant pour son rythme que par sa finesse, le torero s’enroulant dans la cape jusqu’aux épaules, fidèle au style caministe.

L’utilisation la plus basique de la cape est la Véronique, tradition chrétienne espagnole comparant la cape présentée devant le mufle du toro au geste de la Sainte avançant son linge pour essuyer le visage du Christ pendant sa Passion. Appelée au début lance de frente, elle est en fait aujourd’hui exécutée sur le côté dans l’axe du toro. Le Maestro cordouan Guerrita disait à la fin du XIXème siècle se colocara el diestro de lado compas abierto (le torero se présentera de côté jambes écartées).
En fait il existe plusieurs exécutions de cette passe suivant le comportement du toro et l’inspiration du torero. Son intérêt est de pouvoir se repositionner pour pouvoir enchaîner une série de passes avant de la clôturer parfois par une demi véronique, remate réalisé au goût du maestro. On peut citer les plus fameux interprètes : Gitanillo de Triana, Cagancho, Chicuelo, Pepe Luis Vazquez, l’incomparable Curro Romero qui savait enflammer la Real Maestranza de Sevilla par ses véroniques très personnelles réalisées avec son petit capote… De nos jours, Morante de la Puebla est considéré comme l’interprète le plus artiste mais aussi dominateur, ce qui lui permet de réaliser à la perfection le premier tercio devant la plupart des toros. Les capes des autres toreros permettent de faire les quites à leur partenaire en danger dans le ruedo, dans la signification basique du terme. Durant le tercio de piques, elles permettent aussi d’exécuter des séries harmonieuses et artistiques, plus ou moins vistosas, conditionnées par le comportement du toro et l’inspiration ou la facilité du diestro. Précisons que les toreros mexicains ont inventé de nombreux quites très spectaculaires facilités par le toro aztèque propice à cette tauromachie.

Dans le deuxième tiers, interviennent les banderilles, ces bâtonnets de section circulaire de 65 à 70 centimètres gainés de papier de couleur, parfois même de tissus, terminés par un harpon de 4 centimètres de long. Elles apparaissent déjà dans la Tauromaquia de Goya sur la planche n° 13 avec un caballero en plaza plantant les banderilles sans l’aide des chulos et la n° 15 où l’on peut voir el famoso Martincho aragonais, originaire d’Ejea de los Caballeros mettant les banderilles al quiebro.

GOYA – planche 15 – el famoso Martincho

Le but des banderilles est de réveiller et de stimuler le toro après le tercio de pique d’où le toro peut sortir aveuglé ou étourdi, surtout s’il s’est employé avec bravoure contre le peto du cheval. Des études scientifiques sérieuses de vétérinaires spécialisés ont pu conclure que la peau du toro contient des récepteurs de douleur qui, stimulés par les banderilles après la pique, produisent des béta-endorphines (récepteurs opiacés) qui diminuent la douleur du toro mais qui, par contre, permettent de réveiller leur charge. Certains banderilleros de cuadrillas exécutent la suerte brillamment et avec beaucoup de sincérité. Les cuadrillas sévillanes sont restées marquées par leur ancêtre Julio Perez, El Vito, ancien matador de toros, qui devint banderillero dans les années 50. Il avait créé un style exceptionnel, sortant de la tête du toro en marchant après avoir posé les banderilles en todo lo alto, les bras verticaux au-dessus des armures du bravo.
Les maestros, s’ils peuvent réaliser classiquement la suerte selon les principes traditionnels du cuarteo ou du poder a poder, peuvent aussi rechercher des effets plus esthétiques ou spectaculaires selon leur prise de risque parfois extrême. Je me rappelle avoir vu à Pamplona Luis Francisco Espla, après une course dans tout le ruedo en esquivant le toro, avoir posé finalement sa paire à l’endroit exact où il avait déposé préalablement le béret prêté par un mozo plamponico. C’était exceptionnel de lucidité, tant dans la course que dans l’utilisation exacte des terrains entre le toro et lui.
A l’origine, la faena de muleta se limitait à une dizaine de passes pour préparer la mise à mort. L’évolution du toro de combat et la capacité des toreros à s’adapter à sa charge, vont transformer cette phase de la corrida. Progressivement, les toreros vont créer des suertes nouvelles, plus spectaculaires, qui vont porter sur le public. Les deux principales passes de muleta de la tauromachie moderne sont la naturelle et le derechazo ;

– dans la naturelle, elle est tenue dans la main gauche, le toro chargeant sur la gauche du matador,

– dans le derechazo, elle est tenue dans la main droite agrandie à l’aide de l’épée tenue dans la même main.

Plusieurs toreros ont apporté leur cachet à ces passes fondamentales. Si nous restons dans le classicisme, je choisirai Domingo Ortega (1906-1988). Le jeune Domingo était originaire d’un pueblo austère de la province de Tolède, qui correspond bien à la personnalité de sa tauromachie. Découvert occasionnellement par le père Dominguin, il exprime une tauromachie rigoureuse et autoritaire qui correspond à sa terre d’origine, la Mancha. On trouve en même temps chez lui la dureté de sa muleta qui s’impose et la douceur de son temple qui adoucit progressivement la charge de son adversaire. J’ai pu voir quelques images du Maestro de Borox dans de vieux films. J’ai retenu celles de ce torero qui avance sur le toro entre chaque passe centimètre par centimètre. Il surprend tant il est différent de la période post-Belmontiste qui était marquée par l’immobilisme. Domingo et son Maestro estimaient que cet immobilisme n’était pas adapté aux toros de cette époque mais à la volonté extrême de l’illustre Maestro sévillan des années 20. Ils vont forger cette tauromachie nouvelle qui lui permettra d’éclater après son alternative triomphale en 1931. Les mots qui le caractérisent sont domination et douceur. Ces qualificatifs sont représentatifs de ce jeune castillan, parti de rien, pour terminer dans la gloire et la reconnaissance des connaisseurs qui admiraient son stoïcisme, son señorio (sa distinction) et son inflexibilité.

En 1960, les temps ont changé mais pourtant je retrouve chez Paco Camino le torero sévillan de Camas, ce style dépouillé et cette volonté de commencer ses faenas en marchant vers le centre du ruedo (por las afuera) citant ferme et avec sûreté le toro sans le brusquer pour qu’il se déplace sans excès et sans violence. Camino déclara je crois que sortir par hacia fuera et hacia bajo, avec harmonie et temple, est très beau.

Son compatriote de Camas, Curro Romero est considéré de 1960 à 1990 comme le torero de Séville par excellence, ce qui ne l’empêcha pas de sortir 7 fois en triomphe des arènes de Las Ventas. Curro, même s’il est fameux pour son toreo de cape, fut un muletero exceptionnel par son temple, sa limpidité, sa douceur qu’appréciait aussi le public madrilène qui savait oublier ses catastrophiques tardes et ses broncas, pour admirer sa tauromachie si particulière, quand il voulait ou pouvait la montrer. J’ai eu la chance de le voir toréer plusieurs fois à Séville et à Aranjuez où il attirait ses partisans voisins de la capitale. Je n’étais pas un supporter exalté mais je garde en mémoire deux faenas de muleta exceptionnelles, à la fois profondes et dominatrices grâce à son temple hors du commun. Cambré, la muleta à mi-hauteur, le temps paraissait s’arrêter, la passe durait… La fameuse strophe du poème de Lamartine « Ô temps suspend ton vol et vous heures propices suspendez votre cours… » s’adapte parfaitement à la sensation que j’ai moi-même ressentie ces jours-là. Nous aurions pu parler d’autres styles de toreros importants avec la muleta, j’ai choisi la maîtrise, le temple et la douceur. Nous ne pouvons écarter les extraordinaires Manolete et José Tomas qui ont ajouté à leur tauromachie leur côté sacrificiel, à la limite du tragique, du mystique et du surnaturel, qui les distingue de tous les autres.

La faena de muleta doit progressivement préparer la mise à mort du toro. Les dernières passes sont essentielles, notamment si possible avec la main gauche. Certains disent même que c’est elle qui tue en citant, avant de dévier la tête du toro pour permettre une estocade sincère et efficace.

La technique la plus connue est le volapie où le torero s’élance avec l’épée vers le toro et se jette sur le morillo en esquivant sa jambe droite. Pour exécuter la suerte de matar, le torero doit :
– avoir le courage, pour accepter de perdre de vue la tête du toro même si c’est une demi- seconde et avoir confiance que le toro obéira à la déviation de la charge avec le leurre ;
– avoir beaucoup d’intelligence, pour estimer le moment de tuer, le positionnement du toro, sa distance avec le toro, sa manière de faire le toque (la sollicitation) avec la muleta…
– se lancer avec l’épée ferme, pour tuer avec sincérité et efficacité.

Le Maestro Camino disait une fois que tu as fait l’effort de faire passer le toro près de la barriga (le ventre) plusieurs fois, cela vaut la peine de se jeter de verdad pour tuer. Dans l’histoire de la tauromachie, il y eut de grands estoqueadores (tueurs à l’épée) comme Salvador Frascuelo fin XIXème dont le Musée Taurin abrite une épée et une peinture le montrant se profiler avant l’estocade, Machaquito, Rafael Ortega, Jaime Ostos, Uceda Leal…
L’exécution du volapie par Paco Camino est pour de nombreux professionnels, la plus pure et sincère, avec deux caractéristiques principales : une énorme facilité et mucho arte. Il rentrait a matar avec une telle naturalitad (simplement) qu’il donnait l’impression de le faire sans effort ni risque. De nos jours, la suerte de matar a recibir, après avoir sollicité la charge du toro, s’est accentuée tenant compte de la bravoure et de la rectitude de la charge du toro. C’est une estocade spectaculaire et souvent très efficace qui permet d’amplifier le succès du matador. C’est Jose Maria Manzanares fils qui en est actuellement le meilleur exécutant, ce qui conforte plusieurs de ses triomphes.

Nous avons vu que c’est bien l’interprétation du torero, avec les trastos (équipements) dont il dispose, qui est primordiale dans la corrida, sans oublier le toro qui est l’élément initial. Nous savons que le toreo est émotion et qu’elle arrive fondamentalement quand le toro a une puissance suffisante pour répéter ses charges plusieurs fois, sans baisser de ton.

Je voudrais conclure en ajoutant que dans la tauromachie un mot, toreria, est important. C’est ce qui donne une dimension supplémentaire à l’impact du torero pendant la corrida. Je dirai même après, pendant et avant : Maestria et Garbo. Antonio Ordoñez a dit la Toreria, c’est faire à tout moment la vie de torero, la confirmer et l’exprimer dans la plaza. Manolete a été certainement le modèle de la Toreria hasta en la calle (même dans la rue). Nous la retrouvons sur des photos et quelques films de l’époque.

Vous ai-je convaincu ?

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 82 – Février 2020