« El Toreo es de brazos no de pies»
Cette déclaration attribuée à Pedro Romero, torero historique né en 1754 à Ronda, représente parfaitement le début de la tauromachie moderne où l’homme va affronter à pied dans un ruedo, le toro sauvage des terres andalouses. Il était le fils de Francisco Romero né en 1720, considéré comme un des premiers de ces hommes à faire partie de cette tauromachie qui apparut après l’arrêt de la corrida à cheval que pratiquait la noblesse espagnole pour affronter et tuer le toro à la lance. Cette pratique eut un coup d’arrêt brutal après l’interdiction au début du XVIIIème siècle par le Roi Philippe V, Bourbon d’origine française. Après cette prohibition, certains anciens peones des chevaliers, appuyés par la volonté du peuple, décidèrent de maintenir ce combat similaire à pied sous une forme plus proche de ses origines millénaires. Lorsqu’on essaye d’imaginer ce que devait être le comportement de l’homme chargé de tuer le toro, on comprend pourquoi Pedro Romero a pu affirmer la nécessité de n’utiliser que les bras. Cet homme exceptionnel devait s’approcher, avec le minimum de mouvements de son corps, muni d’une épée et d’une muleta simpliste enroulée autour d’un support en bois pour attirer ou dévier le toro de la main gauche, alors qu’il devait maintenir la main droite très ferme pour exécuter l’estocade, le plus souvent à recibir. La corrida a évolué progressivement pour permettre au torero, aidé au préalable par le combat sauvage et héroïque du piquero sur un cheval dépourvu de protection, d’apporter une expression artistique avec la cape. Il pensait progressivement satisfaire son esprit créatif et attirer ainsi plus de spectateurs vers ce nouveau combat d’un homme face au toro. Lorsque Pedro Romero ajoute sin valor, para ver llegar el toro no hay nadie que ejecuta bien las suertes – sans courage pour voir arriver le toro, il n’y a personne qui puisse bien exécuter les suertes.
On comprend que le torero ne limite pas ses actions à porter l’estocade pour essayer de déplacer le toro sur des trajectoires maîtrisables. Il est évident que, sans courage, le torero ne peut, pour dominer ses propres gestes et les allures de son corps, détourner ou esquiver le toro. La lecture de certains ouvrages anciens nous confirme que le torero devait s’entraîner à exécuter toutes ces actions et ses attitudes. Si nous ne pouvons que confirmer la nécessité du courage du torero, on ne peut se limiter à une générosité héroïque qui serait suicidaire. Ce courage doit lui permettre de maîtriser la charge, de la conduire et de l’adoucir, de la templer . Quand on examine la carrière de Pedro Romero, on comprend facilement son insistance sur le rôle du courage. A son époque, le métier de torero consistait à diriger l’ensemble du combat avant de mettre à mort avec l’épée et l’aide de son palliatif de muleta. Le courage était sans aucun doute sa principale vertu, lui dont on dit qu’il avait tué plus de 5000 toros dans sa carrière ! Il est vrai qu’il tua son premier toro adulte à 17 ans pour terminer officiellement à 45 ans, sans oublier plusieurs réapparitions. Cette expérience, reconnue de tous, lui permit de diriger l’Ecole Royale de Tauromachie de Séville en 1830.
Si je ne puis revendiquer la moindre expérience de toréer, j’ai assisté, tant au campo dans les tientas que dans les becerradas, au début de jeunes toreros accompagnés d’anciens maestros expérimentés. J’ai vu de jeunes débutants améliorer leur technique et accepter progressivement la charge symbolique du toro de salon et garder leur maîtrise grâce à leur capacité de toréer les becerras alors qu’à leur début presque tous se les renvoyaient dessus par réflexe naturel de protection.
Deux toreros historiques de la tauromachie sévillane ont démontré un courage de référence dans leur carrière avec une technique différente. Ils ont laissé dans leur histoire un souvenir inoubliable :
– le torero prestigieux qui, à mes yeux, se rapprochait le plus des ancêtres du toreo, est Juan Belmonte né en 1892 sur les bords du Guadalquivir qui a eu une longue époque d’apprentissage à la tauromachie. Il s’est forgé un toreo basé sur l’immobilité des jambes dans toutes les suertes en les maintenant près du toro. Il faut dire qu’il avait surtout un répertoire de muletero. Sa technique s’appuyait sur une utilisation maximale de ses bras et un temple qui lui permettait de maintenir le toro et de le conduire près de son corps. Je ne vais pas décrire l’exécution personnelle de toutes ses suertes qui sont restées dans l’histoire. Nous disposons, heureusement, de quelques images qui marquent ce style si particulier. Il a évolué avant d’arriver à la quintessence de cette magnifique mais exigeante tauromachie. Il fallait cette maîtrise, faite de classe et d’entrega, pour pouvoir entrer en competencia avec Joselito qui prit l’alternative à 17 ans et étonna tout de suite le public qui a vu ce gamin montrer plus de savoir que ses aînés alors qu’il réclamait des bêtes respectables qui faisaient ressortir sa précoce maîtrise.
– Jose Gomez Gallito « Joselito », était déjà connu dans les tientas et fit son premier spectacle à 13 ans vêtu de l’habit de lumières. Sa tauromachie est opposée à la déclaration initiale de Pedro Romero. Il a une connaissance exceptionnelle des toros, qu’il a forgée dans toutes les fincas andalouses, ajoutée à des qualités physiques et esthétiques uniques. Joselito surclasse rapidement tous les toreros de son époque jusqu’à l’apparition en 1913 de Juan Belmonte. Le torero de Triana a un style complètement différent avec sa tauromachie ferme statique mais émotionnelle alors que Joselito torero largo par excellence avait un répertoire important dans tous les tercios. N’oublions pas ces banderilles que lui permettaient sa connaissance des toros et ses capacités physiques hors du commun. Le surdoué Joselito et la tauromachie extraordinairement émouvante de Belmonte, vont créer cette concurrence entre ces deux jeunes prodiges qui au lieu de les séparer, va les rapprocher en les poussant à l’excellence, dans leur style si différent mais tout autant authentique face aux toros imprévisibles de l’époque.
On peut dire que les toreros actuels avec leur précision, leur temple, toréent mieux que jamais. Mais reconnaissons que les toros actuels sont différents qu’au début du XXème siècle avec des comportements plus inattendus d’autant plus qu’il existait beaucoup plus d’encastes. Certes, de nos jours, dans les arènes de première catégorie, les toros ont plus de trapio mais leur comportement est plus standardisé par l’invasion des Veragua Domecq. La technique des toreros actuels est travaillée au millimètre, tant au niveau des bras, du poignet, de la ceinture et des déplacements des jambes qui les positionnent dans des conditions idéales, travaillées pour des séries puissantes templées et des remates spectaculaires. Il est certain que les déclarations de Pedro Romero correspondaient parfaitement à son époque. Je pense que la confiance apportée progressivement, tant par le travail permanent au campo que par les répétitions du toreo de salon ajoutés à la détermination, a permis au torero de s’approcher encore plus pour maîtriser son estocade.
De nos jours, dans le ruedo, l’efficacité du déplacement millimétré du torero – pour se croiser, citer les toros sur l’œil contraire, maîtriser la jambe de sortie – lui permettent de se repositionner pour lier les séries. Il est évident que sans sa bravoure, même devant un toro plus brave et plus noble, cette maîtrise des suertes est impossible. Certes, l’habileté et la technique du torero pour tromper le toro sont essentielles tant qu’elles n’enlèvent pas la sincérité qui apporte d’autant plus d’émotion que sa vaillance permet la domination du toro bravo.
J’aurais pu vous proposer d’autres toreros qui ont fait face à l’agressivité et à la force de ce toro bravo. Nous en connaissons même qui l’ont fait en maintenant l’authenticité de ce combat tout en lui en lui apportant leur personnalité. Les déclarations prémonitoires de Pedro Romero sur les principes du toreo, ont été confirmées par la nécessité de base de tuer le toro en faisant appel à ces vertus. Il ne pouvait pas prévoir que des Maestros, grâce à leur confiance, apportent autant à la tauromachie en profitant pendant près de 3 siècles, de l’évolution de la bravoure du toro.
Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 104 – Janvier 2022