Édito n°85 – Mai 2020

ILS DÉCOUVRIRENT LA CORRIDA

Je refuse de me laisser abattre par les informations préoccupantes, je dirai même douloureuses, que nous recevons de Madrid, tant au niveau sanitaire que politique. La tendance Chaviste d’une partie du pouvoir en place met en danger, tant la convivialité avec ses différences, que les traditions séculaires du pays. J’aime l’Espagne et ses mythes dont les disparitions auraient des conséquences majeures chez nous. Faisons leur confiance sur leur capacité à résister.
Je préfère revenir vers le passé des prestigieux Romantiques qui découvrirent la course de taureaux au début du XIXème siècle. Quand on étudie cette époque avec attention, on se rend compte que l’intérêt pour la corrida espagnole n’est pas venu artificiellement en France après le mariage de Napoléon III et Eugénie de Montijo en 1852.

C’est la prise de connaissance de certains intellectuels, écrivains, voyageurs français prestigieux qui commencèrent à la faire connaître progressivement chez nous. La proximité de notre Sud, avec ses traditions locales des jeux avec les taureaux, a permis l’implantation de cette passion dans nos régions. Elle a résisté depuis plus de 150 ans aux tentatives du pouvoir central parisien et des tendances abolitionnistes de nos adversaires.

Mes recherches m’ont amené immédiatement au rôle initiateur de Prosper Mérimée :
Suite à ses premiers voyages, il déclara « aucune tragédie au monde ne m’avait intéressé à ce point ». L’auteur connu des romans de mœurs corses : Mateo Falcone (1830) et Colomba (1840) fut un chroniqueur et archéologue reconnu de son temps. Il utilisa ses talents d’écrivain et sa facilité d’adaptation à ce monde nouveau pour faire connaître, notamment aux parisiens, cette Espagne qui l’avait tant impressionné. Dès 1825, il s’était fait connaître par Théâtre de Clara Gazul, mais ce sont ses participations à la Revue des deux Mondes de 1830 à 1833 qui vont faire vivre aux lecteurs de cette parution mensuelle la vie trépidante et les traditions de ce pays dans lequel il s’est facilement intégré.

Mérimée a connu l’Espagne quand la corrida est en train de devenir un évènement populaire majeur qui s’institutionnalise grâce aux prises de position des deux maîtres de l’époque, le sévillan Pepe Hillo qui écrivit Tauromaquia o el Arte de Torear dès 1796 et le chiclanero Francisco Montes Paquiro qui en 1836 fixa avec précision dans Le grand traité de tauromachie, les principes et la structure de la corrida qui se sont maintenus en majorité jusqu’à nos jours.

Mérimée écrivit La corrida cesse à cette date d’appartenir à un folklore espagnol archaïque et imprévisible pour devenir un spectacle authentiquement artistique. Pourtant, l’intervention indispensable des picadors n’a pas encore été modifiée, tant au niveau de la puya que de l’absence de protection des chevaux, qui donnent à la corrida une forme de férocité indéniable et un danger maximum pour les picadors. Notre écrivain voyageur regrette la violence sur les chevaux mais cela ne limitera pas son attirance pour ces affrontements exceptionnels. Il écrira même après l’essai avorté de protéger les chevaux et le cavalier embolando les cornes des toros : quand le toro a les cornes bien pointues et qu’il sait s’en servir, les picadors sont des héros. C’est en effet l’époque où les hommes à cheval ont un prestige important, parfois plus que les matadors. Dans son Carmen qui parut en feuilleton en 1845, il est évident que Mérimée est intéressé par les picadors Lucas et surtout Francisco Sevilla. Souvent le matador n’intervenait qu’à la fin du combat et des affrontements titanesques de la pique pour tuer le toro à l’épée le plus rapidement et proprement possible.

Mérimée est un apport essentiel à ses lecteurs parisiens pour leur faire imaginer ce qu’est la Corrida. Il estime que ce spectacle n’accède à la qualité artistique qu’à la condition que le danger de mort existe réellement, tant pour l’homme que pour la bête et que la mise à mort soit exécutée dans les règles qui soulignent le caractère tragique, esthétique et même éthique car, dans son esprit, la suerte de matar doit s’exécuter avec sincérité, dans le respect de la tradition et de l’adversaire. Ses écrits auront de plus en plus de répercussions sur ses lecteurs et les élites parisiens en même temps que sa renommée et sa personnalité vont croître. Il supervisera entre 1840 et 1853, le contrôle de la réhabilitation des monuments réalisés par les travaux de Viollet le Duc dans toute la France, notamment Notre-Dame de Paris, Vézelay et la Cité de Carcassonne. Il deviendra même membre de l’Académie Française en 1844 et Sénateur en 1853. Dans son Carmen on peut apprécier ses connaissances parfaites de la langue, des traditions espagnoles ainsi que des pueblos d’Andalousie. Le rôle de Carmen, la bohémienne, lui permet de montrer que les pratiques gitanes et la langue ne lui sont pas inconnues.
C’est un érudit qui écrit dans un style précis et un langage taurin documenté. On peut comprendre qu’il ait intéressé ses lecteurs les plus huppés sur le thème de la corrida, incitant beaucoup d’entre eux à se rendre en Espagne pour la connaître.
Il décède à Cannes en 1870, le jour de la défaite de Sedan. Dès 1875, Georges Bizet présente Carmen, opéra-comique sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy.

La trame est très proche de l’histoire de Prosper Mérimée. Les seules différences viennent de l’entrée des rôles majeurs de Michaela et surtout d’Escamillo, le Matador de toros triomphant. Carmen de Bizet va devenir un des opéras le plus joué au monde, repris même dans des ballets et surtout dans le cinéma dès 1909.

Plus de 40 films ont été réalisés inspirés par l’œuvre de Bizet. Je noterais le Charlot joue Carmen de Charlie Chaplin (1915), Carmen de Carlos Saura (1983), le film-opéra de Francesco Rosi avec Julia Migenes et Placido Domingo en 1984.

Théophile Gautier : un autre personnage majeur des écrivains et poètes romantiques français du XIXème siècle joue un rôle important par sa recherche personnelle et sa volonté de faire connaître au grand public parisien ce phénomène extraordinaire que représente pour lui la corrida espagnole.

Né à Tarbes en 1811, il va vivre dès sa jeunesse à Paris, mais gardera pour ses pays du sud une attirance que l’on retrouvera tant dans sa vie que dans ses écrits. On retiendra Capitaine Fracasse (1863) : le Baron de Sigognac, gentilhomme gascon ruiné qui prend le nom de scène de Capitaine Fracasse dans une troupe théâtrale itinérante. Dès ses 18 ans il s’était fait remarquer dans les groupes d’intellectuels, écrivains et poètes qui participent au mouvement romantique, notamment dans la fameuse bataille d’Hernani derrière leur leader Victor Hugo. Attiré par les voyages, il va entreprendre un long tour d’Espagne de 6 mois qui va inspirer ses parutions dans la Presse, sous le nom de Tras los Montes.

Il découvre dans ce pays du sud, ses paysages si différents qui contiennent si peu de vert, ses terrains cuits et ses routes poussiéreuses. Gautier va aimer la corrida avec passion, encore plus que Mérimée. Il apprécie l’extrême et la force du combat malgré cette violence sur les chevaux qui l’effraie parfois dans le tercio de piques. Il exprime ses sensations et sa vision dans La Tauromachie (titre d’un de ses écrits) avec une extrême précision dans le détail. Il va restituer ce qu’il vit de la corrida de 1830 à 1850 et laisse même présager ce qu’elle allait devenir. N’oublions pas que les protections des chevaux, pour éviter les fréquentes blessures, n’apparaissent qu’en 1921 en France grâce à l’initiative de Monsieur Jacques Heyral et sont officialisées en Espagne en 1928. Il écrivit : L’on a dit et répété que le goût des courses de taureaux se perdrait en Espagne et que la civilisation les ferait bientôt disparaître. Si la civilisation fait cela, cela sera tant pis pour elle car une course de taureaux est un des plus beaux spectacles que l’homme peut imaginer. Sa sincérité et son indépendance, dans tous les domaines artistiques, ne lui permirent pas de conforter sa vie économique mais aussi politique puisque ses 4 candidatures, pourtant crédibles, à l’Académie Française furent un échec. Il fut salué par la majorité de ses amis romantiques qui vantèrent ses vertus par des déclarations élogieuses à sa mort en 1872, tant Mallarmé que son ami de toujours Victor Hugo, qu’Alexandre Dumas fils qui prononça son éloge funèbre ce jour-là. Théophile Gauthier est considéré par ses pairs romantiques comme un écrivain de l’art pour l’art. Cet amoureux passionné de la tauromachie, si importante à ses yeux, sans en ignorer sa violence, était un poète reconnu de tous dont je retiendrai ces strophes mélancoliques de Chanson d’Automne : 
« La pluie au bassin fait des bulles ;
Les hirondelles sur le toit
Tiennent des conciliabules :
Voici l’hiver, voici le froid ! 
Avec cris et battements d’ailes
Sur la moulure aux bords étroits,
Ainsi jasent les hirondelles,
Voyant venir la rouille aux bois.
Je comprends tout ce qu’elles disent,
Car le poète est un oiseau ;
Mais, captif ses élans se brisent
Contre un invisible rideau ! »

Victor Hugo 1802-1885 :

Grand maître de cette période, il a été en contact avec la corrida très jeune, pendant son court séjour en Espagne lorsque son père Léopold Hugo, Général d’Empire, accompagnait à Madrid le Roi Joseph Bonaparte nommé par son frère l’Empereur Napoléon. Ses positions sur la course de taureaux sont diverses. Il évolue suivant les évènements qui marquèrent ses contacts avec l’Espagne. Le talent exceptionnel et les attitudes changeantes de l’écrivain et du poète qui a marqué l’histoire de France du XIXème siècle n’affiche pas la même passion lucide que Mérimée ni celle plus enthousiaste de son ami Théophile Gautier. Pour autant, il ne peut cacher ni son intérêt ni sa connaissance. S’il regrette la sauvagerie indéniable de l’affrontement de la cavalerie, les vrais amis du Maître constatent qu’il connaît parfaitement l’Espagne et la corrida de son temps. En fait il se verrait bien dans le rôle du torero. Certains pensent même qu’il rêvait en secret d’être le maître ordonnateur de ce combat (comme toujours) :
J’avais une bague, une bague d’or
Et je l’ai perdue dans la ville
Je suis pandériste et toreador
Guitare à Granada, épée à Séville
Pourtant Hugo mentionnera surtout les picadors dans ses textes. Son admiration pour Francisco Sevilla, El Troni, était proche de celle de Mérimée et de Théophile Gautier.

Si vous voulez connaître dans le détail le déroulement d’une corrida des années 1830-1850, je vous propose le texte de la Decima Corrida de Toros (La Revue des deux mondes 1846) d’Alexis de Vallon, écrivain et voyageur archéologue, qui se rendit à Madrid en 1846 pour voir les corridas dans la capitale. Il n’aima pas la ville mais vécut avec passion l’ensemble d’une journée de la temporada madrilène avec le matador El Chiclanero (neveu de Francisco Montes) et le picador Gallardo face à 4 toros de Don Pinto Lopez. Je vous conseille ce texte qui vous fera connaître la corrida après Paquiro, avec des détails compétents, précis et passionnés.

Les Peintres : Deux artistes majeurs de cette époque se sont inspirés de la corrida :

GUSTAVE DORÉ ; SÉRIE « LA CORRIDA DE TOROS »

Gustave Doré (1832-1883) est connu dans un premier temps par trente-cinq gravures et six lithographies taurines qu’il rapporta de son premier voyage en Espagne. Il illustra ce premier album La Corrida de Toros en 1860. Il retournera en Espagne pour illustrer l’album de Jean-Charles Davillier Voyage en Espagne publié de 1862 à 1873. Il devint un véritable aficionado qui s’intéresse à l’ensemble des jeux taurins de l’Espagne de l’époque en se déplaçant de ville en ville pour assister à ces spectacles. Il apprend à connaître les toreros, les cuadrillas et les picadors qu’il s’appliquera à reproduire dans ses œuvres.

Édouard Manet 1832-1883 : le peintre a réalisé plusieurs tableaux sur le thème de la corrida au milieu des années 1860. Au début, il n’a jamais vu de corrida. Il s’inspire des peintres espagnols Diego Velasquez et Francisco de Goya. Il réalise en 1864 dans Épisode d’une course de taureaux, deux phases statiques restées célèbres L’Homme mort et La Corrida. Il assistera à sa première corrida en 1865 d’où il reviendra fortement impressionné : Un des plus beaux, des plus curieux et des plus terribles spectacles que l’on puisse voir, c’est une course de taureaux. J’espère à mon retour mettre sur toile l’aspect brillant, papillotant et en même temps dramatique de la corrida à laquelle j’ai assisté. Ce commentaire sera suivi de plusieurs œuvres illustrant des phases mouvementées dans les arènes : la Mort du Taureau, le Combat du Taureau et la Chute du Picador.

Tous ces personnages majeurs artistiques ou politiques de notre histoire du XIXème siècle, leurs écrits ou leurs peintures, seraient-ils de nos jours voués aux gémonies par nos intellectuels bien pensants ou nos médias acquis à la pensée unique qu’ils veulent nous imposer. Pourtant, ce furent des personnages cultivés, lettrés, indépendants ainsi que des artistes qui ont marqué positivement notre histoire. De nos jours, seraient-ils l’objet d’un ostracisme culturel comme aujourd’hui certains peuvent le vivre ? Ils avaient du talent. Ils pouvaient avoir de l’exaltation et reconnaître dans leur liberté de penser le combat extrême de l’homme avec son courage face à la puissance et la sauvagerie de cet animal exceptionnel. Ils ont su la comprendre et ont ressenti le besoin de la faire connaître à ceux qui, soit intellectuellement, soit émotionnellement ont su saisir ce combat devenu artistique par ses évolutions séculaires. J’ai gardé pour la fin Edgar Quinet (1803-1875) enseignant, homme politique, fervent républicain. Alors qu’en 1846 il était titulaire de la chaire de littérature d’Europe Méridionale au Collège de France, il écrivit, ému par la corrida Jamais songe ne m’a porté si rapidement aux deux extrémités de l’infini. Le personnage sied-il à nos adversaires déclarés ? Qu’ont-ils à lui répondre ?

Nous n’avons évoqué que des personnages reconnus par tous les Français comme emblématiques de leur temps et de notre pays. Il y en a bien d’autres.

Avant de conclure, je m’interroge sur les réactions et les sentiments que pourraient ressentir 150 ans après, ces hommes représentatifs de la France de leur temps, devant la corrida actuelle.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 85 – Mai 2020