LE CYGNE NOIR ET LE TORO NOIR…
Je suis confiné, comme une grande partie de la population, à cause de l’épidémie virulente du coronavirus.
J’ai été attiré fortuitement par le titre du livre du statisticien Nassim Taleb Le Cygne Noir, avant d’approfondir les premiers commentaires de l’auteur qui s’adaptent à notre actualité. Peut-être influencé par mon éducation depuis mon plus jeune âge où j’ai toujours connu ma grand-mère porter le deuil de ses parents, j’ai été attiré par la couleur noire de certains animaux, comme Zita ma première chienne coker. Plus tard, l’exceptionnelle interprétation du mystérieux Aigle Noir par Barbara, m’a impressionné et je l’écoute encore avec beaucoup d’émotion. Cet animal noir m’interpellait certainement par son mystère, alors que le magnifique cheval noir et le puissant toro noir m’impressionnaient par leur majesté. Je n’y vois pas l’effet maléfique que certains ont pu donner au mouton noir. De même, pour le chat noir, pourtant animal sacré de l’Egypte antique, qui fut accusé au XIVème siècle du mauvais sort relié à la peste. La référence au Cygne Noir, dès son utilisation par Juvénal au début du IIème siècle dans cette phrase symbolique Rara avis in terris nigroque simillima cycno (un oiseau rare dans les pays, rare comme un cygne noir) a une tonalité plus interrogative. Le poète satirique romain connu par son seul ouvrage Les Satires, a laissé des phrases symboliques devenues des proverbes étonnants de lucidité sur la vie sociale des humains. Des dictons qui devinrent populaires. Il est resté conforme dans ces quelques mots, à une logique compréhensive pour exprimer ce qui deviendra la théorie du Cygne Noir : fait imprévisible qui a une faible possibilité de se dérouler, que les théories de probabilité appellent évènement rare. L’utilisation de cette métaphore dans la phrase de Juvénal est logique car, pour le monde de l’époque, il n’existait que des cygnes blancs majestueux, représentant la beauté et la félicité. La première référence officielle à un cygne noir n’apparaît qu’à la fin du XVIIème siècle, quand des explorateurs allemands firent état de leur découverte inattendue lors des premiers voyages dans les terres qui deviendront l’Australie. Jusque là, l’expression de Juvénal avait continué à être utilisée comme une déclaration d’impossibilité puisque les cygnes par nature étaient blancs. De nos jours, Nassim Taleb en 2001 dans son livre Le hasard sauvage fait référence aux évènements Cygnes Noirs qui ne concernent que les évènements financiers. En 2007 par contre, dans Le Cygne Noir, la puissance imprévisible, il étend la métaphore des cygnes noirs aux évènements historiques en citant la première guerre mondiale, la chute de l’URSS, Internet, les attentats du 11 septembre 2001…
Taleb définit les cygnes noirs comme des évènements aléatoires hautement improbables qui jalonnent notre vie avec un impact énorme impossible à prévoir. A posteriori, nous essayons de leur trouver une explication rationnelle.
Les conséquences actuelles du coronavirus sur la santé dans le monde sont très préoccupantes, même tragiques pour la population, sans oublier dans un deuxième temps celles sur l’économie et la vie future qui vont influencer l’organisation de l’humanité. L’histoire nous confirme que c’est dans de telles circonstances que les dirigeants, je dirai même les peuples, révèlent leur grandeur et leur médiocrité.
Ce cygne noir m’a remémoré, au début de la mythologie crétoise, le rôle symbolique mais primordial que joue le taureau blanc que Poséidon avait offert à Minos pour être sacrifié. Epargné, la reine Pasiphaé en devint amoureuse et conçut de lui le Minotaure, homme taureau. Plusieurs histoires de cette antiquité qui se croisent, parfois se contredisent, mettent en scène sur cette île mythique, Héraclès et Thésée lequel utilisera le fil d’Ariane pour sortir du labyrinthe après avoir tué le Minotaure. Le Taureau Blanc a le beau rôle de séducteur alors que le Taureau Noir est resté dans cette époque l’objet des sacrifices aux Dieux, qu’ils soient grecs pour honorer Zeus, Athéna, Apollon… ou romains pour Jupiter, Mars, Minerve, Vénus…
Du côté des Égyptiens, au début de l’époque appelée l’Ancien Empire, le taureau Apis était l’objet d’un culte majeur, symbole de puissance et de fertilité. Le taureau noir qui représentait Apis était magnifié dans la région de Memphis, capitale de la Basse Egypte. Il se caractérisait par plus de 30 critères dont nous ne retiendrons que les principaux : le pelage noir, les poils de la queue double et un triangle blanc inversé sur le front (que l’on peut rapprocher de nos jours au toro noir lucero). Un jeune taureau répondant à ces critères était choisi par les prêtres et vénéré jusqu’à sa mort célébrée au cours d’une cérémonie rituelle au bord du Nil. Ce ne sont que des rappels de la mythologie grecque et des cultes de l’Egypte Antique. De nos jours, le toro bravo a des robes aux couleurs variées, sans oublier les berrendas, les burracos et le fameux gris de Santa Coloma et Saltillo que l’on retrouve dans les races rustiques Retintas d’Andalousie, les Noires de la race Avileña (Avila) et les castaños de la race Navarre.
Malgré ce, l’image symbolique du toro noir est la plus reconnue dans l’image populaire comme dans les représentations artistiques et les symboles communicants : Osborne, Lamborghini… Ces robes différentes du symbole noir si important de l’Antiquité à nos jours, ne sont pas l’exception comme le cygne noir (cygnus atratus) tout aussi majestueux que son cousin blanc. J’ai cherché en tauromachie des exemples de cygne noir, référents à la théorie de Nassim Taleb. Je n’ai bien entendu pas trouvé d’évènements qui aient la même influence sur la civilisation mondiale. Toutes proportions gardées, j’ai isolé les évolutions majeures qui ont bouleversé l’histoire de la planète corrida.
Jusqu’au XVIIIème siècle, les jeux plus ou moins violents autour du taureau sauvage se divisent en deux éléments distincts :
– les pratiques ancestrales des peuples de la péninsule ibérique et de notre Sud autour de l’animal symbolique de ces territoires qui remontent même à la préhistoire. Les jeux et combats affrontent l’homme avec le descendant de l’auroch sur les places publiques ou des enclos simplistes ;
– la pratique de la noblesse espagnole qui combat à cheval avec de longues lances (varilargueros) qui se concluait par la mort du taureau mais aussi par des accidents gravissimes des cavaliers hispaniques malgré l’aide que pouvaient leur apporter les peons (ou chulos) par les quites avec leurs capes.
L’opinion générale veut qu’au XIème siècle, le fameux Rodrigo Diaz de Vivar, plus connu comme le Cid, a été un des premiers à combattre avec succès le toro à cheval, donnant naissance à ce spectacle suivi par de nombreux autres chevaliers. Ce combat des seigneurs dans les plazas construites dans les cités les plus importantes (Real Maestranza de Sevilla ou de Ronda) ou les plazas mayor, se poursuivra jusqu’au début du XVIIIème siècle. La France de Louis XIV et l’Empire Austro-Hongrois se sont battus entre 1701 et 1714 pour la guerre de succession d’Espagne qui n’avait plus de roi à la mort de Carlos II. Le jeune Philippe V, petit-fils de Louis XIV, fut confirmé par le traité d’Utrecht en 1714 après son premier couronnement de 1701. Le jeune roi, de culture française, prit en aversion les courses de taureaux et donna ordre aux cavaliers de sa noblesse d’arrêter ce combat public dangereux, d’autant plus qu’il préférait comme son grand-père Louis XIV, les garder près du Palais Royal d’Aranjuez afin de les surveiller et les maîtriser comme son aïeul l’avait fait à Versailles. Cette décision fut appuyée par la Papauté. Les nobles renoncèrent à leur divertissement favori mais le peuple n’abandonna pas et sa corrida survécut. La noblesse la laissa à une autre classe d’hommes qui firent de la tauromachie leur profession. La tradition rappelle que Francisco Romero né en 1700 à Ronda, tua le premier toro face à face avec son épée et le leurre qu’il avait créé pour le tromper (lithographie de Saynz). Rien ne serait plus comme avant dans les plazas importantes et dans les pueblos. Au XVIIIème siècle la passion des toros de combat éclate, dédaignant toutes les interdictions des puissants. La tauromachie à pied s’implante dans toute l’Espagne. Pedro Romero de Ronda, petit-fils du symbolique Francisco, premier torero à avoir tué le toro de face, devint la première figura de cette nouvelle histoire du combat avec le toro et de sa mise à mort à l’épée en public. Durant 30 ans, il fut le favori du public en concurrence avec le brillant sévillan Costillarès. Il aurait tué plus de 5000 toros dans sa carrière, sans la moindre blessure, contrairement au fameux Pepe Hillo tué en 1801 dans les arènes de Madrid (Tauromaquia de Goya n° 33), comme Perrucho, la même année et Antonio Romero à Granada en 1802… La corrida à pied a pris le dessus sur la corrida à cheval par la volonté du peuple et les rejoneadores, toreros à cheval modernes qui apparurent surtout à partir de 1945, n’ont pu leur enlever leur suprématie. Cette situation a été amplifiée par la codification de la corrida à pied lui donnant un cérémonial, une dimension esthétique supérieure pour un public plus large, notamment en France et aux Amériques. Jusque là, cet évènement festif était très variable suivant les arènes, l’importance des villes organisatrices et les régions.
Le premier, Pepe Hillo considéré comme le véritable créateur de la tauromachie sévillane, fit apparaître dès 1796 La Tauromaquia, Arte de Torear, destiné aux professionnels et aux aficionados. Plus tard, Francisco Montes né à Chiclana (province de Cadix) montra rapidement des qualités supérieures à ses concurrents dès qu’il toréa pour la première fois à Madrid en 1830. Il apporta un bouleversement à la tauromachie dont il fit le véritable art de toréer. Elève de Pedro Romero à l’école taurine de Séville créée par le Roi Ferdinand VII, il écrivit La Tauromaquia Completa qui fixa les règles de base du toreo, repensant même le traje de luces, lui donnant plus de majesté et de brillance mais aussi d’efficacité puisqu’il modifia la chaquetilla en l’ouvrant sous les bras pour donner plus d’aisance au torero. Francisco Montes, Paquiro, changea même le couvre chef qui devint la montera, en référence au nom de son créateur Montes.
Ce fut un nouveau départ pour cette tauromachie qui avait été créée par le peuple, contre la volonté royale et papale pour en faire depuis cette date les fondamentaux de tout ce qui se déroule dans les arènes pendant la corrida. Seule la suerte de pique a changé fondamentalement, tant pour la puya (Musée Taurin de Béziers) pour moins blesser le toro, que pour le peto pour protéger le cheval.
Le combat de l’homme et du toro bravo sur les terres hispaniques a connu ces trois étapes imprévisibles :
1/ Vers 1720 : interdiction royale à la noblesse de tuer à la lance les toros dans les plazas. Vers 1729 : mise à mort à pied à l’épée par des professionnels avec un déroulement anarchique et spontané ;
2/ Après 1836 : règlementation du déroulement de la corrida similaire à celle que nous connaissons de nos jours. Cette évolution n’était pas prévue. C’est la réaction spontanée du peuple et l’importance de personnages exceptionnels comme Francisco et Pedro Romero dans un premier temps, le talent et la forte personnalité de Francisco Montes ensuite qui ont transformé ce combat désordonné, sanguinaire parfois, basé sur le courage et l’habileté pour créer l’art de toréer.
3/ Au début des années 1900, un événement historique a changé le comportement du torero dans le ruedo. De nombreux matadors fameux et valeureux ont marqué la tauromachie pendant près de 100 ans (1820-1920) mais l’arrivée impromptue de Juan Belmonte après 1910 modifia tout. Cette époque fut marquée par sa concurrence avec l’extraordinaire Joselito El Gallo (de 1914 à 1920), mort dans l’arène en 1920. Pourtant Joselito paraissait intouchable tant son talent, sa connaissance du toro et ses qualités physiques paraissaient au-dessus de la nature. Après son alternative à 17 ans (1912), Joselito alterna avec succès avec les figuras de l’époque : Bombita, Machaquito, le mexicain Rodolfo Gaena et son frère le divin chauve Rafael Gomez El Gallo. Mais rapidement, c’est sa competencia avec Juan Belmonte qui marque sa carrière jusqu’à sa mort tragique dans les arènes de Talavera de la Reina. Ce fut une tragédie, avec de véritables funérailles nationales. Même son rival et ami Juan Belmonte resta hébété plusieurs heures répétant Un toro a matado Joselito, un toro a matado Joselito…
Si Joselito était arrivé au sommet de sa technique de torero superdotado, Juan Belmonte va, lui, changer la tauromachie. Jeune adolescent né en 1892 dans une famille qui connut des problèmes économiques, il n’avait rien d’un athlète, plutôt handicapé par sa taille et une jambe légèrement plus courte. C’est ce handicap qui va le motiver pour affronter le toro de manière statique, en le conduisant avec sa cape et sa muleta. Progressivement, il va améliorer sa technique si personnelle. Il prit son alternative en 1913 à 21 ans, avec son aguante inédit pour recevoir la charge du toro.
Jusque là, le principe de la corrida était basé sur le dicton tu t’enlèves ou le toro te quitte. Juan Belmonte au contraire, va attendre la charge du toro et tenter d’enchaîner les passes. Il va donc changer la manière de citer le toro, légèrement de profil, pour essayer de les lier, ce qui était impossible en le citant de face. Le torero devait en effet esquiver la charge par des passes une à une, en se repositionnant chaque fois. C’est une révolution dans l’aficion mais surtout dans le monde professionnel. Le Maestro Guerrita, nommé par le peuple Deuxième Calife de Cordoba après Lagartijo, grand maître du monde taurin de 1887 à 1899, déclara : Si vous voulez voir Belmonte, dépêchez-vous avant que le toro le tue.
A partir de 1914, sa rivalité avec Joselito Gallo fut intense et attirait les foules passionnées. Cette période qui se termina à la mort de Joselito fut appelée l’âge d’or de la tauromachie. Progressivement, Belmonte grâce à sa capacité d’accepter la charge, va ajouter à son style des adornos par ses molinetes, ses pechos ou ses remates et par ses demi-véroniques si particulières. Le public l’admirait et lui donna le nom du Pasmo de Triana que l’on pourrait traduire par la stupéfaction ou l’émerveillement. Je suis obligé d’employer un standard pour qualifier le rôle de Belmonte dans le monde taurin : Il y eut un avant et il y eut un après. Juan, enfant humble et discret, s’est lancé dans ce monde de l’Espagne taurine de l’époque, en devenant BELMONTE, homme public proche des personnalités, des intellectuels et des artistes qui devinrent ses amis et ses fidèles admirateurs. Il avait tout réussi, devenu un vrai mythe. Pourtant, il se suicida dans sa propriété en 1962, à près de 70 ans, apparemment après une grande déception.
L’effet Belmonte sur la tauromachie fut comme ces événements imprévus qui bouleversent le monde. Il perdure dans son principe depuis plus de 100 ans. Plusieurs figuras de haut niveau ont marqué les arènes dans des styles personnels remarquables mais, aucun comme lui, n’a modifié les fondamentaux de cet art. Belmonte reste un symbole que le temps n’a pas effacé. Son comportement face au toro a bouleversé et influencé la pratique dans les ruedos et l’élevage du toro bravo, pour permettre au torero de l’approcher et de supporter sa charge en le templant.
C’est le 10 avril. J’achève mon édito en pensant à vous tous, amis ou inconnus, dans le moment difficile que connaît la Terre.
Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 83 – Mars 2020