Carlos Olsina en habit de lumière ©Justine Messina
Dans notre nouvelle série spéciale Toussaint, nous invitons des personnalités à se questionner sur la mort. Aujourd’hui, c’est le matador Carlos Olsina, né Charles Pasquier à Béziers, 71e matador français de l’histoire, qui y passe. Une vie vécue au rythme du sable, du fer, et du sang.
Propos recueillis par Louise BRAHITI
Publié le30 octobre 2025 à 07:30
INTERVIEW
Né à Béziers, Charles Pasquier, dit Carlos Olsina, est le 71e matador de l’histoire de France ©FTL
Une bête de 500 kg qui charge, une silhouette en habit de lumière qui ose ne pas reculer, quinze minutes. Dans l’arène, le sable absorbe chaque goutte de sang versée, la sienne parfois, celle du taureau souvent. Celui qui dit donner la mort doit d’abord accepter de la regarder en face. Carlos Olsina, l’un des visages du documentaire de France 3 Andy Charles et les taureaux diffusé le 15 octobre dernier, défie la fin pour éprouver la vie, lié au taureau par la possibilité du dernier souffle.
A quel âge la notion de mortalité est entrée dans votre vie ?
La mort, on y est confronté très rapidement quand on se dédie à la tauromachie. À huit ou neuf ans, à l’école, on se rend compte que l’on est mortel. Et puis dans la corrida, les blessures arrivent tout de suite. Plus on avance, plus elles deviennent sérieuses, et la mort prend davantage de place.
La conscience de la mort est donc indissociable de votre vocation ?
Je le crois. S’y confronter si vite m’a permis de réaliser un vrai chemin philosophique. Pour moi, entrer dans l’arène, face au taureau, c’est remettre la mort à sa place. Lui donner de la valeur bien sûr, mais en donner également à la vie car être vivant signifie être mortel. La mort retrouve la place qu’elle mérite. Elle est indispensable pour donner goût à la vie. Dans notre expression, notre tradition, on retrouve le don de soi au taureau, à la tradition, à la corrida, et surtout à l’art. C’est peu et énorme à la fois. C’est ce que je tente d’expliquer dans le documentaire diffusé le 15 octobre sur France 3.
Comment vivre avec la peur quand il faut “jouer sa vie” ?
Le courage consiste à faire face à ses peurs. La peur existe et il ne faut pas l’omettre. Apprendre à y faire face donne du sens à ma vie de torero. Cela répond aux questions existentielles que je me pose depuis tout petit : d’où je viens, qui je suis, où je vais.
Que ressentez-vous lorsque vous entrez dans l’arène ?
Je me libère de tout. C’est l’endroit où je me sens le plus moi-même. J’ai choisi d’être artiste et torero parce que cela me libère de mes limites. Toréer, c’est être en diapason avec la nature, comprendre un animal, être dans notre condition d’homme en face de l’animal dans sa condition.
Et vous dites que la douleur fait partie de votre passion…
Oui, les blessures je ne les compte plus. La plus importante d’entre elles a eu lieu en Espagne, le 31 août 2019. J’ai reçu une cornada qui a disséqué ma fémorale. Une épreuve très dure. Je suis sorti par le haut et cela m’a confirmé dans mon envie de devenir torero.
Comment continuer lorsque l’on voit des hommes mourir dans l’arène ?
On les honore en continuant. Se dédier à fond à notre passion. Faire les sacrifices nécessaires. Dans le respect de l’animal, de notre vie, de la tradition. Pour moi, c’est une voie proche de celle des samouraïs.
Dans l’arène, homme et taureau s’engagent dans une danse mortelle ©Revilla
Est-ce que certaines superstitions vous aident à revenir après de tel choc ?
Je suis un peu superstitieux c’est vrai. Mais j’ai surtout la religion et je crois beaucoup au destin, à tout cela. C’est ce qui m’accompagne dans mon métier et dans ma vie. Ainsi qu’une certitude, être torero n’est pas une activité ou un moyen d’expression, c’est mon identité.
Comment répondez-vous à ceux qui vous accusent de tuer pour tuer ?
Je comprends que l’on puisse juger cela. Je me suis posé des questions au début aussi. Je laisse la liberté aux gens de m’aimer ou non, de comprendre ou pas. Pour moi, la corrida ne parle pas de mort mais de vie. Elle peut être très belle ou très dure, très violente parfois. Tout dépend de comment on la vit, comment on l’interprète. Dans l’arène, je la vois comme une célébration du vivant, de la résilience, de la combativité. On offre l’opportunité au taureau de se battre pour sa survie. Je le vois plus chanceux que les bœufs qui passent leur vie dans des entrepôts avant d’être transformés en viande. Nous, on aime nos taureaux, ils ont de beaux espaces, sont traités avec respect, car ils ont une place.
Comment vivez-vous la mise à mort ?
Jamais je n’ai vu la mort du taureau comme une récompense ou un plaisir. Quand j’étais petit, je fermais les yeux au moment de la mise à mort. Si elle est mal faite, c’est un échec que je vis très mal. Je n’évolue pas dans mon environnement pour faire souffrir l’animal. La perfection du geste est essentielle. Une mauvaise estocade est très difficile à supporter.
Vous désignez d’ailleurs la grâce comme le plus beau souvenir de votre carrière…
Gracier Revilla en 2023 à Béziers est le plus beau souvenir de ma vie. Il s’est battu avec courage, force, et un style. Il a pu repartir par la grande porte, celle de ceux qu’on honore. Ce moment était suspendu. Et il participe lui-même à la survie de la tradition parce qu’un taureau gracié repart dans son élevage pour devenir reproducteur. J’ai déjà vu ses premiers produits et ils sont à sa hauteur. Gracier, c’est un peu le graal quand on est matador, même si cela doit rester une exception.
Avant de mourir, que souhaitez-vous encore accomplir ?
Retourner toréer à Madrid en tant que matador. J’y ai toréé comme novillero, pas encore comme matador. Revenir aussi à Nîmes. J’ai déjà vécu de grands moments. Je veux simplement continuer. Être heureux.
Faux procès, vrai débat : à Montpellier, la corrida sur le banc des accusés
Jeudi 23 octobre, à la chapelle de la Visitation, la tauromachie s’est retrouvée convoquée à la barre. Pas de sang, mais des mots qui piquent. Pas de sable, mais une arène. À Montpellier, un faux procès pour une vraie question de société : la corrida doit-elle encore survivre ?
Louise Brahiti
Publié le24 octobre 2025 à 18:30
Jeudi soir, l’association Lysias a mis la corrida sur le banc des accusés à Montpellier ©L.B/Hérault Tribune
À Montpellier, l’ancienne chapelle de la Visitation, fraîchement restaurée, s’est transformée en tribunal symbolique : la corrida devait y rendre des comptes. Sur les bancs serrés, étudiants en toge, curieux assoiffés de joutes judiciaires et aficionados venus défendre leur passion. Le public, lui, n’était pas là pour trancher, mais pour comprendre ou pour être bousculé dans une arène de mots où chaque argument vise la jugulaire.
“Ce soir, la tauromachie sera jugée à l’aune du droit et de la conscience citoyenne”, annonce Gérard Christol, doyen de l’Ordre des avocats de Montpellier, aficionado revendiqué et arbitre d’un soir. Car si le verdict sera fictif, le sujet ne l’est pas.
La jeune arène du contradictoire
L’événement est orchestré par Lysias Montpellier, association d’art oratoire de la faculté de droit. Leur credo : affronter les idées sans hausser la voix, mais avec le tranchant de la dialectique.
À l’accusation, deux étudiants en toge, Clémence Bruel et Lenny Nicolas, président de l’association. Ils ne visent pas le folklore mais l’essence : “un rituel anachronique et violent”, dont ils entendent réclamer l’abrogation au nom du droit. En face, à la défense, maître Chris Baptiste, avocat pénaliste, orateur aguerri, unique à la barre mais visiblement à l’aise dans cette arène improvisée. Il n’a pas besoin d’escadron : il maîtrise les codes du duel.
Le jury forme un trio inattendu : Gérard Christol, président du soir et défenseur historique de la tradition, Jean-Robert Nguyen Phung, pénaliste et défenseur de la cause animale, et Charles Pasquier, dit Carlos Olsina, matador biterrois, silhouette droite, témoin silencieux d’un débat qui parle de lui sans le nommer au début.
Poussière d’arène
L’accusation frappe d’abord à la tête : ce n’est pas un art, disent-ils, c’est un paradoxe qui s’ignore. Clémence Bruel s’avance, geste lent : “Ce n’est pas un sport, car la bête ne gagne jamais. Ce n’est pas un spectacle, car la mort n’est pas un divertissement. Ce n’est pas un combat, car il n’est pas loyal. C’est un théâtre de souffrance”. L’idée n’est pas nouvelle, mais l’architecture est précise : l’argument attaque le cœur du vocabulaire de la tauromachie.
Puis vient le volet juridique. Lenny Nicolas rappelle que la corrida ne survit dans la loi que grâce à son ancienneté : “Si elle naissait aujourd’hui, elle serait un délit.” Les mots se plantent dans les esprits, comme des banderilles conçues pour rester. L’accusation installe son récit : celui d’une exception juridique qui ne tient que par le ciment du passé.
Maître Chris Baptiste choisit un cadrage radicalement différent. Il ne s’attarde pas sur le sang ni sur l’esthétique, mais sur ce qu’il considère comme le nerf de notre époque : le libre arbitre. “Je ne défends pas la corrida, elle survit depuis des siècles sans moi. Je défends le droit de chacun de décider ce qui le touche, ce qui l’élève, ou ce qui l’écœure, mais sans l’interdire aux autres.” Le geste est ouvert, la stratégie claire : déplacer la bataille hors de l’arène, vers le terrain de la liberté individuelle.
Maître Chris Baptiste tient la défense ©L.B/Hérault Tribune
Il revendique aussi le fait culturel : “La tauromachie fait partie de notre paysage. On peut la détester, mais on ne la raye pas d’un trait de plume parce qu’elle dérange. Ce n’est pas ainsi qu’on construit une civilisation.” La défense change ainsi la forme du débat : d’un procès contre un rituel, on passe à une interrogation sur le pouvoir de la société à effacer ce qu’elle n’aime pas.
“Un sujet de contradictions”
Au fil des interventions, le débat se muscle. Chaque mot devient banderille. Le pénaliste Jean-Robert Nguyen Phung, assesseur du soir, n’en perd pas une miette. La tauromachie, il l’a combattue en audience, face à Pérols notamment, il la scrute ici, disséquée, offerte.
Les étudiants, eux, testent les limites. Ils osent demander la requalification des arènes en “lieux de culte”… “Un espace de cérémonie où l’on vient communier avec la mort”, provoque Lenny Nicolas, au bord du sacrilège. Rires nerveux, la chapelle n’en demandait pas tant. De son siège, Carlos Olsina garde son calme. Son métier, sa vie, ses cicatrices : tout est jugé ici.
Sous le regard fixe des saints peints sur les murs, le jury se retire quelques minutes derrière la sacristie transformée en arrière-salle du tribunal. Lorsque Gérard Christol réapparaît, le jugement tombe : “Pour la corrida… l’acquittement.” Il ne s’agit pas d’un triomphe, mais d’un constat : le droit existant suffit à la protéger, tant qu’elle demeure considérée comme expression culturelle locale. Une phrase pourtant laisse une porte entrouverte : “Rien n’empêche le débat de continuer. Et il continuera.”
De faux procès à vraie tribune
Sur scène, la parole se libère davantage. Questionné, le matador biterrois explique son engagement. Il décrit “l’hommage” qu’il rend au taureau et l’idée que “la vie du torero se met au diapason de celle de l’animal”. La dimension rituelle, selon lui, ne peut se comprendre que dans la proximité du risque.
Jean-Robert Nguyen Phung, fidèle à sa ligne, tranche autrement : “La corrida, c’est une vraie saloperie. Ceux que je juge, ce ne sont pas tant les matadors… Eux, au moins, vont au contact du taureau. Ce sont les aficionados. Ceux qui applaudissent la mort depuis les gradins.” Deux manières irréconciliables de penser l’acte. Deux visions du monde et du vivant.
La soirée se termine sans vainqueur ni vaincu. Chacun repart avec ses propres certitudes… et celles de l’autre en tête. Aucun taureau n’a été tué ce soir. Ce qui a été mis à mort, c’est la facilité de croire que la réponse est simple.