ÉDITORIAL DÉCEMBRE 2019

« SI ON SAIT EXACTEMENT CE QUE L’ON VA FAIRE, A QUOI BON LE FAIRE » Pablo PICASSO (1881-1973)

Le mythique artiste malagueño Pablo Picasso est un des peintres majeurs du XXème siècle, tant par la qualité exceptionnelle que par l’amplitude de ses œuvres-peintures mais aussi sculptures, dessins et céramiques. L’être humain a pratiqué, dès la préhistoire, l’art primitif afin de laisser des traces ou exorciser ses combats avec les animaux sur les parois des grottes dans lesquelles il s’abritait. C’était l’origine. Depuis plus de 50 ans, j’ai pu apprécier les œuvres de plusieurs artistes peintres de toutes les époques et je suis parfois ébloui par certaines de leurs œuvres. Je ne pouvais expliquer les motifs de mes réactions mais après réflexion, je pense que c’est leur technique, ajoutée aux inspirations multiples, aux talents de chacun, qui est à l’origine de mes sensations. Lorsque j’ai lu récemment la phrase initiale du Maître Picasso, je l’ai rattachée à la tauromachie. Il est vrai que le combat du toro brave face à l’homme à pied et à cheval a pu arriver à des paroxysmes et à des limites. Leur affrontement est très présent dans son œuvre, sans oublier le rôle majeur que jouent les femmes. Je me suis rendu compte qu’elles ont beaucoup influencé son inspiration, même dans ses peintures taurines. Le jeune Pablo, fils d’un professeur de dessin, se rendit à l’âge de 8 ans aux arènes de Malaga avec toute sa famille pour assister à une corrida. Il va réaliser sa première peinture connue sur le bois d’une boîte de cigares de son père qui deviendra fameuse.

Touché de plein fouet, le futur artiste impressionné certainement par le combat brutal et spectaculaire avec le toro, va peindre sur le champ sa première œuvre le picador jaune sur son cheval marron. Cette œuvre d’enfance n’est pas infantile. Le petit Pablo sait nous présenter les détails de sa famille, notamment sa mère (la femme) avec son regard interrogateur ou admiratif vers son fils, l’attitude sérieuse du père de famille avec son chapeau majestueux et la présence du picador dans le ruedo en attente de l’affrontement. Cette situation correspond à celle d’un père derrière son burladero assistant aux premiers capotazos de son garçon débutant face à une jeune vache obéissante dans une tienta amicale ou sur la plaza du pueblo lors d’une capea. On n’y retrouve pas encore une technique dominatrice mais des détails intéressants et même émouvants comme dans l’expression instinctive de cet enfant malagueño sous l’influence de l’enseignement paternel. Devant ses talents prometteurs, son père enverra son génial Pablo approfondir sa technique et son imagination aux Beaux-Arts de Barcelone avant ceux de Madrid où il découvrira les trésors du Prado. Lorsqu’il part à Paris en 1904, il a déjà démontré dans ce que les spécialistes appelleront la Période Bleu, qu’il a déjà quitté l’école pour devenir un Maestro en puissance alors qu’il n’a que 20 ans, aux portes de l’alternative. Je reconnais mes limites dans l’art pictural mais j’ai toujours apprécié les œuvres des premières étapes du Maestro : je suis subjugué par la puissance de son Autoportrait, ses Pauvres au bord de la mer comme la Celestina et le Repas de l’aveugle.

Je crois qu’il ne pensait pas encore évoluer vers la Période Rose, son sublime Garçon à la pipe comme la Porteuse de Pain ou la Famille des Saltimbanques, sans oublier l’Epoque Africaine (1907-1909) influencée par les masques traditionnels et qui se conclura par le Pré-Cubisme des Demoiselles d’Avignon.

Cette période m’a rappelé celle où j’ai pu voir dans les plazitas des pueblos sévillans le jeune Morante de la Puebla, sans picador, protégé par Leandro Muñoz (père d’Emilio) et le jour de sa première piquée en 1994 à Guillena où il alternait en mano a mano avec le novillero local Antonio Cobo que j’aidais à cette époque-là. Morante était un adolescent de 16 ans doué, avec des facilités impressionnantes, des gestes émouvants mais bien sûr imparfaits. Je ne pense pas qu’il avait la moindre notion de l’évolution de sa carrière, de ses fameux gestes pintureros, de son utilisation fabuleuse du capote. Après son alternative en 1998, il est au sommet de son art après avoir remis au goût du jour les anciennes passes du toreo sévillan. Sa technique, sa maîtrise, sa connaissance et son interprétation personnalisées du toreo de cape et de muleta sont majeures.

Pendant la Feria de Séville 2000 : Morante en plein triomphe commence sa deuxième faena de muleta, avance vers le toro avec la muleta pliée dans la main gauche (appelée en tauromachie sévillane el cartucho de pescado) pour toréer par naturelle. Le torero de la Puebla déplie sa muleta au dernier moment pour conduire la charge mais le toro lancé n’en fait pas cas et lui inflige une cornada importante qui va causer un changement important dans sa carrière. Morante deviendra moins constant, mais avec des moments géniaux comme la passe de la silla (la chaise) en 2010 à Nîmes,

ses trincheras dominatrices et surtout son exceptionnel toreo de cape qu’il peut imposer à tous les toros. Cet évènement va changer sa carrière si spontanée jusque là. Malgré ce il m’a étonné le 10 mai à Séville après les 2 oreilles du premier toro du jeune sévillan Paco Aguado. Aiguillonné par ce succès sur le public, il va faire une faena de muleta étonnante, commencée à genoux et ayudados por alto et sa passe de poitrine pieds joints. Cette entrega inhabituelle va continuer avec ses cites près des cornes, ses gestes géniaux concluant par une estocade entière qui lui vaut l’oreille. Cet engagement n’était pas programmé et son public ne l’avait pas vu depuis longtemps. C’était inattendu. Je ne pensais pas qu’il allait le faire mais il fallait le faire pour conserver son rang de figura. La carrière de Picasso se passe d’une toute autre manière. C’est sa vie parisienne qui va changer sa carrière dans l’ambiance des artistes historiques que furent Georges Braque avec lequel il créa le Cubisme, Henri Matisse, Amadeo Modigliani, Maurice Utrillo… et les poètes ou intellectuels comme Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau…

Qui pouvait penser que sa vie sexuelle et familiale avec les femmes, reliée à l’impact du toro bravo et même du cheval dans sa jeunesse, allait être à l’origine d’une partie importante de son œuvre, mal connue du grand public ? Entre 1930 et 1935, l’artiste va présenter des scènes paradoxales issues de ses fantasmes. En 1933, il représente le toro dans une lutte mortelle avec le cheval (la femme), illustrant selon ses spécialistes les combats de sa rupture avec la danseuse russe Olga, sa muse et sa femme depuis 1917.

Au contraire, la même année, en pleine relation avec la jeune et belle Marie-Thérèse (17 ans alors qu’il en a 46), il va intégrer le Minotaure caressant la femme dans des étreintes charnelles. Avec sa nouvelle égérie Dora en 1936, le monstre lubrique apparaîtra dans son œuvre pour la dernière fois dans les scènes les plus sensuelles.

Il est vrai que le célèbre tableau sur le bombardement de Guernica vient changer la donne. Pourtant ses spécialistes nous disent que tous les personnages que Picasso présente dans ce tableau sont les mêmes que ceux de plusieurs de ses œuvres depuis 1918. Ses liens féminins le plus importants, Olga, Marie-Thérèse et Dora ont un rôle important, exprimant la douleur, le désespoir et la lutte dans l’engagement républicain de Picasso. Cependant, il faut noter que dans Guernica le toro présent a plutôt un rôle passif, presque extérieur à la scène, alors que le cheval au centre du tableau est écartelé et sa tête exprime une douleur immense, pourquoi pas de la colère.

N’oublions pas que le cheval jusqu’à l’apparition du peto en 1928 en Espagne a été la première victime dans le ruedo. Après guerre en France, l’arrivée dans sa vie de Françoise Gilot sa nouvelle compagne, va changer et adoucir le comportement de Picasso par rapport à la corrida et à la jeune femme qui dit non. Elle n’est plus présente dans ses tableaux de combat où toujours selon les spécialistes, la femme pouvait être représentée par le cheval brutalisé. C’est la première fois que sur des photos on montre une compagne du Maestro assistant aux corridas à Arles et à Nîmes.

C’est aussi l’époque Vallauris où l’artiste tente de saisir au plus près de son évanescence la scène taurine.

Quittons l’œuvre du peintre avec ses compagnes et parfois même ses enfants pour revenir à la tauromachie qu’il va aborder avec une autre inspiration en côtoyant Luis Miguel Dominguin dans les années 50. La couverture du livre co-signée Toros y Toreros illustrée par Picasso montre le picador et le toro noirs représentatifs de son inspiration initiale.

Le Maestro madrilène va participer aussi à l’idée de l’assemblage d’un guidon et d’une selle de vélo réalisée en forme de tête de toro. Qui l’aurait dit ? En 1945, l’artiste va réaliser des lithographies en faisant évoluer le toro (sur 11 gravures) d’une représentation massive et réaliste vers une forme élémentaire de sa silhouette par un simple trait.

Si la phrase introductive de Picasso s’adapte parfaitement à sa vie et à son œuvre, peut-on l’appliquer directement au matador de toros. Certes, nous avons vu les toreros changer dans leur carrière grâce à l’amélioration progressive de leur technique, à l’adaptation de leur manière de charger et d’embestir selon les époques et les élevages. Mais bien souvent, les graves blessures ont obligé ou incité le torero à changer. Nous avons vu l’évolution de Morante, on peut en dire de Jose Tomas le torero le plus important de ses 20 dernières années. Après sa première grave blessure à Aguascalientes en 1995, il revient en Espagne où il s’impose par son courage qui paraît sans limite et triomphe dans toutes les arènes. Certains ont pu écrire il place son corps là où les autres la muleta ou lui faire dire Quand je pars toréer je laisse mon corps à l’hôtel. Après sa retraite de 2007, il revient avec une tauromachie moins extrême et plus épurée. Sa terrible blessure d’Aguascalientes laisse des séquelles importantes et la rééducation est pénible. Il reviendra en juillet 2011 mais 2012 sera le grand changement avec une orientation vers la pureté absolue sur 3 corridas seulement dans la temporada, dont cette tarde historique du 16 septembre à Nîmes, seul devant 6 toros de comportements différents. C’est pour beaucoup la plus aboutie de cette carrière exceptionnelle. Je pense que le toro a fait changer la tauromachie de Jose Tomas, pas sur ses bases mais sur son comportement. Il ne pouvait plus exiger son extrémisme à son corps. Il a su s’adapter sans perdre de sa pureté et de sa profondeur. Je pense qu’il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus revenir à ses sacrifices antérieurs mais rester à son niveau d’excellence. Il a orienté sa carrière sur des apparitions très ciblées (et très lucratives) comme le 22 juin dernier à Grenada où il enthousiasmé le public.

Nous pourrions trouver d’autres exemples chez d’autres figuras del toreo. Le torero doit toujours faire évoluer sa tauromachie. Il ne doit pas devenir trop répétitif car il lassera son public qui l’a admiré. Il doit évoluer tout en tenant compte de son adversaire, sans fuir les risques inhérents au toreo.

Dans leur grande majorité, les autres artistes même dans leur vie trépidante, parfois excessive, ne sont pas confrontés à ce danger avec lequel ils vivent.

Je terminerai par une phrase du critique littéraire Frédéric Beigbeder qui reprend à sa manière la réflexion de Pablo Picasso : J’aime les livres qui ne savent pas où ils vont. Il est vrai que la plupart des écrivains ont une vie plus facile que celle de nos toreros, même si leurs ouvrages philosophiques ou contestataires ont coûté cher à certains.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 80 – Décembre 2019