Édito n°88 – Septembre 2020

TAUROMAQUIA ES CULTURA, TOREO ES ARTE

Même si le projet de loi animaliste préparé par des parlementaires français m’interroge sur le danger de sa finalité à l’égard de la corrida, je suis préoccupé de l’évolution de la situation en Espagne dans sa globalité. Selon les informations qui circulent, la situation sanitaire évolue très mal, surtout dans la région de Madrid où tous les spectacles taurins prévus ces dernières semaines à Alcala de Henares, Aranjuez, San Sebastian de los Reyes ont été annulés par les pouvoirs publics. Sans oublier Las Ventas qui n’a jamais eu l’intention d’ouvrir. Cette situation coïncide avec les silences du chef du gouvernement Pedro Sanchez et surtout avec les déclarations de son second Pablo Iglesias qui continue à nier la tauromachie comme culture, fidèle à sa démarche destructive de l’Espagne fondamentale en ajoutant des prétextes écologistes. Les responsables du service public espagnol de l’emploi, SEPE, ont reconnu qu’ils recevaient des ordres de leurs supérieurs et du gouvernement pour ne pas signer l’accord des prestations sociales vis-à-vis des professionnels taurins, pourtant inscrits comme travailleurs culturels rattachés au Ministère de la Culture par un décret-loi. C’est une preuve irréfutable de la volonté destructrice de ce gouvernement envers la tauromachie. Les demandes à ce jour sont refusées abusivement aux professionnels taurins parce que non inscrits dans le régime des artistes. Le personnel du SEPE ne comprend pas cette discrimination à leur égard.

Les dernières déclarations de la ministre compétente, Yolanda Diaz, ne m’ont pas convaincu : nous allons répondre à vos besoins, nous n’allons abandonner personne, il n’y a pas de motifs idéologiques. J’y crois encore moins quand elle dit que les raisons ne sont pas idéologiques. L’objectif de ces adversaires de la tauromachie est d’interdire cette culture comme expression ethnique et philosophique inscrite dans l’histoire et les traditions. Ils en ont l’habitude, leurs prédécesseurs l’ont déjà fait par le passé dans des nations et civilisations différentes. Censurer une culture a pour objectif d’arrêter son développement, sa vie. En effet, la culture est en général fragile. Si on détruit ne serait-ce qu’une génération de culture dans une ville, dans une région, on arrive à faire comme si elle n’avait jamais existé. La jeunesse ne sait même plus ce qu’elle représente dans la province de Barcelone où elle était si vivante jusqu’à la fin des années 80.

La culture de la tauromachie sous des formes diverses et évolutives, est inscrite depuis des siècles sur les bords occidentaux de la Méditerranée et transportée jusqu’aux Amériques. Ils essayent de l’étouffer en prétendant l’interdire à la jeunesse, même en France, et de la supprimer progressivement dans des villes représentatives comme à Toulouse. En Amérique du Sud, les Bolivariens après l’avoir interdite dans les capitales Caracas et Quito, veulent l’interdire à Bogota. Heureusement, une partie de la population résiste comme nous le démontrent les dernières informations, en Colombie et même en Équateur. En effet, l’union de toutes les forces est la seule solution possible pour être efficace devant cette volonté destructrice. Si les organisateurs ainsi que certains politiques continuent à montrer leur passivité, comme dans le cas de Barcelone, à lutter contre la nouvelle génération d’empresarios, pour défendre leurs privilèges, nous risquons de perdre nos racines. La corrida est un combat légendaire, entre l’homme et le taureau sauvage dont la pratique et la culture ont évolué, notamment dans les terres hispaniques, pendant des siècles. Il ne tient qu’au monde taurin, à ses professionnels surtout, de maintenir cette tauromachie dans les fondamentaux de cette lutte avec cet animal exceptionnel. Ils doivent en conserver sa bravoure qui peut arriver à la noblesse si l’homme arrive à le dominer en utilisant sa technique et son art, en s’appuyant sur son courage.

Il est évident que si la tauromachie est culture, elle le doit aussi à la démarche artistique que le torero est arrivé à développer et qui a évolué dans le temps. Pour que le torero atteigne la maîtrise, il exprime son art de toréer qui diffère suivant son expression personnelle et le toro qu’il affronte. Je n’ai aucune intention de remettre en cause le mérite des toreros pour lesquels j’ai beaucoup de respect. Cependant, je regrette que trop souvent, cette expression soit trop prévisible. La technique des toreros prend alors le dessus sur leur personnalité, leur sentiment, leurs sensations. Il est vrai que c’est d’autant plus nécessaire pour lui que le public demande le toreo de faenas longues pour triompher tous les jours, pour obtenir des oreilles et des sorties en triomphe. Le public actuel de la corrida est devenu progressivement un consommateur, incluant même des sorties triomphales factices comme si elles étaient incluses dans le programme. A mes yeux, il ne faut pas confondre l’acte de torear ou la science de toréer avec torear con arte. J’ai décris et démontré dans l’édito de février 2020, le toreo de Paco Camino à la Corrida de la Beneficiencia 1979 à Madrid où tous ses gestes templés et sa sérénité étaient à mon avis de l’art à l’état pur, jusque dans son exécution de la mise à mort dans la suerte de recibir. Cette démonstration est encore visible sur le site de l’UTB dans cet édito.

J’avais entendu parler et vu quelques images de la demie véronique d’anthologie du Maestro Antonio Chenel, Antoñete, le 15 mai 1966 à Madrid face au toro blanc d’Osborne.. J’ai eu la chance de voir plus tard dans de vieilles images de TVE, l’ensemble de son actuation et je puis affirmer que toute la faena era arte. Chenel, dont les capacités physiques n’étaient pas le point fort, exécuta toutes les séries classiques de la tauromachie dans un état d’inspiration privilégié, sans se rendre compte de la durée de la faena, jusqu’à l’épuisement. Malgré deux pinchazos, le public enthousiasmé durant l’ensemble de son œuvre obtint l’oreille. Certes, le toro était brave et excellent mais le Maestro Chenel a construit une véritable œuvre d’art en pleine harmonie, restant dans les fondements du toreo et la simplicité. Antoñete, à l’exception de sa magistrale demie véronique nécessaire pour conclure au même niveau sa série de véroniques, n’a utilisé aucune astuce pour apporter du clinquant à sa faena.

Le torero qui m’a apporté le plus de sensation artistique dans son toreo de cape et de muleta est Jerezano. Les partisans sévillans de Curro Romero vantent logiquement surtout la lenteur de son capotito alors que personnellement j’admirais davantage le temple de sa muleta. Oui, c’était de l’art. Pourtant je préfère rendre à Rafael de Paula la place qu’il mérite dans la classification Torero de Arte. J’ai eu la chance de voir trois tardes exceptionnelles où j’ai pu apprécier le don de ce gitan fantasque et bohème mais sublime dans son expression artistique, quand il pouvait l’exprimer dans le ruedo. Le 5 juin 1997, j’organisais la corrida du Bicentenaire de la Plaza d’Aranjuez en présence au palco du Roi Juan Carlos. Le jeune Rivera Ordoñez accompagnait au paseo les deux monstres de l’art taurin Curro Romero et Paula. Le torero de Jerez était devenu très diminué, je dirais même handicapé. Il se fit un grand silence lorsque Rafael se dirigea lentement et majestueusement vers le centre pour son quite avec sa démarche typique. Dans le callejon, tous les toreros étaient angoissés, prêts à intervenir, car le ruedo d’Aranjuez est grand. Il cita le toro de Juan Pedro Domecq de loin pour une série de 4 véroniques indescriptibles tant elles paraissaient irréelles, conclues par une demie, dans son style inégalable qui mérite tous les superlatifs. Le public était enthousiaste et les toreros étonnés n’en croyaient pas leurs yeux. Ce moment reste un de mes grands moments d’aficionado à los toros et la définition même de l’expression El Toreo es Arte. J’avais déjà eu cette sensation à la télévision pour la fameuse tarde du 28 septembre 1987 à Las Ventas. Le 4ème toro réserve de Benavides, est devenu célèbre pour l’ensemble de l’actuation du Jerezano. Ce jour-là, Joaquin Vidal, connu pour son exigence, titra Nunca el toreo fue tan bello car sa faena dans son style fut complète, culminée par des naturelles exceptionnelles de face. Le public était un véritable manicomio* tant son exaltation atteignait la folie. Malheureusement son incapacité à l’épée avec son indigence habituelle, le priva des maximos trofeos. Le public exigea une vuelta al ruedo intense. C’était un Toreo de Arte, avec ses limites humaines, physiques et ses instabilités. Les aficionados s’en rappellent encore alors qu’il n’était pas sorti en triomphe. Les choses ont changé. Je préfère demander au grand Barquerito de vous faire part de son émotion. Il écrivit le 29 septembre 1987 sur le Diario 16 : Le délire, la beauté la plus absolue, une extase jamais exagérée.

J’étais aussi présent à Jerez le 18 mai 2000 pour une corrida de feria avec Curro Romero, Rafael de Paula et Finito de Cordoba. Le public assista ce jour-là à un grand triomphe de Curro et à la despedida de Rafael avec admiration et tristesse, mais avec soulagement car l’incapacité de son genou gauche était devenue insupportable pour lui mais aussi pour ses admirateurs. Je préfère laisser à Juan Ortega, dans la revue Cultura, la description de sa dernière tarde Devant le premier, il réalisa (instrumentó) quatre véroniques de prodige et une demie de cartel. La beauté de la simplicité. Dans le quite, la véronique parut durer une année entière. Au cinquième, il toréa à la véronique comme dans un nuage et avec beaucoup de vérité à la muleta. Il cita de loin de la gauche avec sincérité. Il n’arriva pas à le tuer car il lui était impossible de s’appuyer sur sa jambe gauche pour exécuter le volapié dans l’estocade. Il se coupa la coleta dans le ruedo entouré de plusieurs compagnons du toreo descendus des gradins. Gracias Rafael.
Plusieurs toreros sont capables de nos jours de réaliser des faenas inspirées, esthétiques, dominatrices, qui transmettent, même devant des toros compliqués. Je vous ai décrit en 2014 la faena atypique d’Antonio Ferrera à Séville devant Platanito de Victorino Martin. Le toro avait plus de fiereza (sauvagerie) que de bravoure mais ce jour-là, malgré ce, il arriva à réaliser une faena exceptionnelle, adaptée, avec par moment douceur et temple pour ne pas brusquer le Victorino. C’était une représentation de l’Arte de Torear !

J’ai eu l’agréable surprise de voir le 10 mai 2019 à la Maestranza, le jeune Pablo Aguado toréer dans un style absent de fioritures, avec une expression artistique que je n’avais pas vue ces dernières années et qui me rappelait celle des maestros sévillans d’antan. Il peut encore progresser mais ce fut un toreo de arte avec sa simplicité qui n’empêche pas sa grandeur. Elle restera dans ma mémoire avec une sensation d’irréel, surtout devant son premier. Pablo Aguado sortit par la Porte du Prince et obligea ce jour-là Morante à faire un effort inattendu pour réaliser une excellente faena devant son second. Le torero de la Puebla, dans son style et sa toreria si particulière, put couper une oreille méritée. Il s’était rendu compte que l’art de la jeunesse le mettait dans l’obligation d’exprimer tout son talent.

J’aurais pu évoquer d’autres maestros actuels ou anciens qui ont su exprimer leur art. J’ai choisi ces cas que j’ai eu la chance de voir pour vous rappeler que vous pouvez être fiers de votre aficion et démontrer à ces politiques ignares pour certains et mal intentionnés pour d’autres, que la tauromachie est bien une Culture séculaire et que le toreo est bien une expression artistique inégalable dans le monde grâce au talent, à l’inspiration des toreros et à cet exceptionnel toro qui, grâce à la corrida, démontre sa bravoure unique.

* asile d’aliénés

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – édito n° 88 – Septembre 2020