ÉDITORIAL

« OH WHEN THE SAINTS GO MARCHING IN»

Je me promenais récemment à Séville dans le barrio de Triana, quartier populaire typique au bord du Guadalquivir. J’étais séduit par l’ambiance harmonieuse de ces rues où l’on trouve à tout à la fois le côté enchanteur de certaines maisons marqués par los azulejos et les céramiques avec les tablaos flamencos, les bars et le singulier mercadillo près du célèbre pont qui relie le quartier populaire au centre de la cité. Les quartiers bourgeois, les palais des grandes familles, les magnifiques monuments surmontés par le clocher de la Giralda, ancien minaret hispano-mauresque rattaché à la monumentale cathédrale Notre-Dame construite au XVème siècle. Je marchais seul dans la rue silencieuse et je me suis pris à imaginer ce quartier dont l’histoire artistique est marquée par les toreros majeurs : Gitanilla de Triana, les Chicuelo, Cagancho, Juan Belmonte, créateur de la corrida moderne, sans oublier Emilio Muñoz ; et de nos jours, les célèbres chanteurs de la période moderne, les rockeurs du groupe Triana (Abre la Puerta) sans oublier le classique flamenco Naranjito de Triana et les Gypsies flamencos.
La douceur de ce quartier et de la ville me rappelle une autre grande cité près du grand fleuve du Mississippi aux États-Unis : New Orléans ou La Nouvelle Orléans créée par les colons français au XVIIIème siècle, imprégnée par de nombreux artistes tant dans la littérature que dans la musique. Cette promenade m’a rappelé l’historique chanteur trompettiste Louis Amstrong (Satchmo) qui fit connaître son talent dans le monde entier. Je m’imaginais entendre son interprétation avec sa voix si particulière du fameux negro spiritual qui, étrangement, m’a ramené à la tauromachie sévillane, à la Real Maestranza et à la Porte du Prince.

Oh when the saints go marching in
Oh when the saints go marching in
Oh Lord, how I want to be in that number
Oh when the Saints go marching in

Oh, quand les saints entreront en marchant,
Oh, quand les saints entreront en marchant,
Oh, Seigneur, je veux être du nombre
Oh, quand les saints entreront en marchant.

Le chant de cet hymne gospel a été transformé par l’interprétation exceptionnelle de Louis Amstrong comme celle de « What a wonderful world » (quel monde merveilleux).

Cette flânerie me ramena sur terre quand j’aperçus la statue de la Musicienne Flamenca du Pont Isabelle (Pont de Triana) et le monument à Juan Belmonte (El Pasmo de Triana). Franchissant le pont, nous entrons sur l’autre rive plus bruyante et agitée qui nous attend avec la Plaza de la Maestranza qui est le but de ma présence à Séville pour la fameuse Feria d’avril. Cet évènement majeur de la saison, tant économique que festif pour la capitale andalouse, accentue encore plus la différence entre Triana et le reste de la cité comme les abords de la Cathédrale, le Barrio de Santa Cruz, l’Alcazar, l’Hôtel Colon et les casetas du campo de feria. Cette année, l’empresa et l’aficion étaient satisfaites de retrouver leur vraie feria, aux dates habituelles de la Primavera après la réouverture officielle des festivités, notamment des férias taurines qui avaient tant souffert en 2021.

L’indisponibilité d’Emilio de Justo, après son impressionnante cojida du 10 avril à l’estocade du Pallares, premier de sa corrida à Madrid contre six toros de ganaderias différentes, a marqué ce début de feria. Les fractures des vertèbres cervicales vont l’écarter de l’actualité alors qu’une temporada importante l’attendait suite à ses succès de 2021.

La substitution de Séville fut finalement euphorique pour le public sévillan puisqu’elle a permis de voir triompher son remplaçant Daniel Luque qui coupa 3 oreilles avec sa première sortie par la Porte du Prince. Nous remarquerons particulièrement sa première faena devant un grand toro de Victoriano del Rio bien complétée devant son deuxième Alcurrucen. Même si cela n’enlève rien à ce grand succès qui marque la carrière de Luque, il faut noter que le public de la Maestranza est devenu bondadoso vis-à-vis des toreros dans la pétition des trophées. Cette feria a enregistré les sorties triomphales de Luque, Guillermo Hermoso de Mendoza, l’étonnant jeune toledano Tomas Rufo et El Juli. Par contre, le Président volera le succès de Roca Rey en enlevant une oreille à son 2ème toro. Le toujours jeune Andrès, qui vit à Gerena comme Luque et Escribano, n’est peut-être pas assez sévillan ou bien le Président voulait-il rattraper certaines oreilles antérieures que l’on pouvait discuter ? J’ai été surpris par l’actuation du Juli devant ses toros préférés de Garcigrande. Julian n’a pas toujours répondu à l’attente des aficionados ces derniers temps. Le public était venu pour voir deux des toreros préférés de la Maestranza, Jose Maria Manzanares et Pablo Aguado. Avant le paseo, j’ai aperçu sur son visage une concentration et une marque de volonté inhabituelles alors qu’après 25 ans d’alternative au plus haut niveau il paraissait avoir perdu son ambition. Ses deux concurrents ont paru tellement impressionnés par sa première faena qu’ils ont paru décontenancés dans des interprétations banales, sans imagination et hésitantes par moment. La qualité inférieure de leurs toros n’explique pas tout.

Quand on voit les photos de sa sortie par la Porte du Prince ave son visage illuminé, on comprend l’importance de ce succès dans la carrière des matadors de toros (le 6ème pour El Juli). Cette envie que nous rappelle cet extrait du chant d’Amstrong « Je veux être de ce nombre – I want to be in that number ».

La corrida n’est pas une activité banale. C’est un évènement où la passion et l’émotion sont prépondérantes. Certes, il a fallu créer un règlement pour éviter les dérives. Il faut le respecter mais comment un président de corrida peut, à Séville, priver Andrès d’une oreille méritée aux yeux de la grande majorité des spécialistes, le dépossédant d’un succès majeur avec une pétition unanime comme, à moindre titre, le 2ème du 5ème Miura de Manuel Escribano, avec une pétition très largement majoritaire. Les défenseurs du pouvoir incontestable et du respect imposé de la décision du président ne m’empêchent pas de penser que d’autres éléments ont un rôle prépondérant dans ces décisions que je juge abusives. J’ai présidé trois ans, sans le moindre incident, les corridas aux arènes de Béziers et j’ai laissé parfois mes sentiments et mon aficion orienter ma décision (sauf pour la première oreille demandée majoritairement par le public) lorsqu’elle paraissait méritée dans l’esprit.

La Plaza n’est pas un tribunal et le président a pour mission de maintenir l’ordre et de récompenser plus que de condamner. N’oublions pas que la corrida, même dans une plaza de 1ère catégorie, est une fête du toro et de son combat avec l’homme qui l’affronte. Nous devons être exigeants sur la défense de l’intégrité de la corrida mais je pense que nous devons aussi lui conserver son esprit festif et sensible et pas inquisiteur. Je n’ai jamais été un admirateur béat des maestros. Je sais apprécier leur comportement lorsqu’ils donnent, en plus de leur technique, un engagement physique et mental pour triompher devant un public connaisseur et sans à priori. Les échecs sincères à l’épée ont toujours existé. Ils ne doivent pas effacer des faenas importantes. Le public, par ses attitudes, doit savoir démontrer au maestro déçu ou même abattu après tous ses efforts, sa reconnaissance. Ce fut le cas dernièrement d’Andrès Roca Rey à Séville le 6 mai et d’El Juli à Madrid ce 11 mai 2022.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 106 – 2022