ÉDITORIAL SEPTEMBRE 2019

LE SENTIMENT N’ENLÈVE PAS LA RAISON

François Zumbiehl est certainement de nos jours l’intellectuel et écrivain français le plus compétent, le plus érudit et le plus reconnu pour traiter de la tauromachie. Membre de l’Observatoire National des Cultures Taurines, il l’a défendue avec talent et opiniâtreté contre toutes les attaques de nos adversaires, quelles que soient leurs origines ou leurs motivations. Le mot Tauromachie vient des racines grecques Taùros : Taureau ou Toro et Makeia : Combat ou Lidia. C’est l’art de lidiar el toro. On traduit habituellement lidiar par combattre mais aussi traiter avec quelqu’un. Cette deuxième conception de la lidia peut s’adapter aussi à la corrida. Au cours de certaines tardes, quand le torero est en harmonie avec son toro, un véritable dialogue parait se créer entre eux qui, sans écarter le danger, s’achèvera par l’acte final de la mise à mort par laquelle le torero conclura son œuvre.

Le sentiment n’enlève pas la raison : François Zumbiehl exprima cette phrase en ouverture du pregon (discours) qu’il a récemment prononcé au Mexique, dans la ville historique de Zacatecas, au Musée d’Art Abstrait de cette ville dans le cadre du Festival Culturel Taurin de la Feria. J’ai eu la chance de l’écouter par internet (audio) sur un site taurin mexicain. Le maître François Zumbiehl s’adressant à son public, démontra l’évolution du monde taurin qui commença sur les rives du monde méditerranéen et qui voyagea du détroit de Gibraltar jusqu’aux Amériques Latines, en particulier au Mexique. Il attire l’attention sur ce pays mystérieux, sur son côté mystique et extrême. Il rappela à ses auditeurs une légende mexicaine des premiers siècles de la conquête qui se rapporte au monde taurin : un groupe d’aspirants toreros au nombre de 12, comme les apôtres, se serait enfermé dans une salle avec la volonté de demander au Diable de les aider dans leur démarche pour devenir toreros. Ils voyaient la corrida comme la lutte entre la vie et la mort, le bien et le mal, entre le Saint et le Démon. La fin de la légende concluait même ne jamais toréer un toro noir parce qu’il peut contenir le Démon. Il est vrai que les Conquistadors amenèrent avec eux dans les terres aztèques des toros et même la corrida dès le XVIème siècle.

Le traditionnel toro de combat mexicain confirme encore de nos jours le résultat du croisement initial entre les reproducteurs majoritairement gris d’origine Saltillo et le bétail Criollo. La légende mystique de ces jeunes apprentis toreros nous rappelle ce dicton du passé L’indifférence du Mexicain devant la mort se nourrit de son indifférence devant la vie. Il inclut souvent dans ses croyances le mystique avec les mystères qui côtoient la mort. Le Mexicain fréquente la mort, la raille, la fête. A leur arrivée, les Espagnols ont fait coïncider la tradition indienne avec la catholique dans les dates officielles des jours des morts : 1er et 2 novembre.

Ces réflexions incluses dans son pregon de Zacatecas, m’ont rappelé que ce prestigieux aficionado impressionné par la vie du 4ème Califa de Cordoue, après Lagartijo, Guerrita et Machaquito, a écrit il y a une dizaine d’années Manolete, torero mystique, torero mythique.

L’Union Taurine a souhaité maintenir dans le Musée Taurin, dans la grande salle des maestros, un espace réservé à Manuel Rodriguez Manolete en mémoire, que nous souhaitons indélébile, de ce torero historique, mort tragiquement à Linares en 1947 suite à une cornada du toro Islero de Miura. Pourtant, la plupart d’entre nous ne connaissent que de vieilles photos plus ou moins jaunies ou quelques rares films. Zumbiehl a écrit dans son livre ces photos sur son lit de mort de sa figure austère et allongée rappelant celle d’un mort martyr du Greco ont consacré ce mythe. Petit-fils et fils de toreros cordouans, qui avaient porté le même apodo, il n’était aidé ni par son physique, ni par son exubérance. Pourtant, il marqua les aficionados espagnols de 1935 à 1947, période difficile de l’histoire de l’Espagne. Il connut aussi de grands triomphes au Mexique qui en fit une idole aux côtés de ses grands amis Silverio Perez, Carlos Arruza, Firmin Rivera… Sa tauromachie se distinguait par 3 points majeurs : Authenticité, Proximité, Verticalité.

L’authenticité, je dirai même l’art exceptionnel ave lequel il portait les estocades, a marqué sa carrière jusqu’à sa mort. Il s’engageait à fond derrière l’épée, son regard et sa volonté se fixant sur le point de la Croix. Le terme cruz, cruzar ou cruzarse (croiser, se croiser) est toujours primordial dans l’expression tauromachique. Le dicton fameux hay que torear al amparo de la cruz (sous la protection de la croix) a pu être utilisé dans le symbole religieux chrétien et dans la technique tauromachique c’est le terrain où doit se tenir le torero par rapport au toro (nous y reviendrons). Il y a quelques années nous pouvions entendre dans les gradins, parfois à contretemps, les défenseurs zélés du classicisme crier au torero cruzate (croise-toi avec le toro). Le 7 des arènes de Las Ventas a conservé cette tradition désagréable, ajoutée aux petits sifflets qui cherchent à déstabiliser le torero qu’ils n’aiment pas dans leurs a priori partisans. Je comprends et je préfère les conseils venus du callejon de la part des banderilleros ou de l’entourage du torero pour l’inciter à modifier sa position en se croisant par rapport au toro. Certes, cette position est théoriquement plus dangereuse, plus proche des cornes du toro mais elle est plus efficace pour le faire démarrer vers le cite de la muleta. Eux savent mieux que les connaisseurs bruyants, que ce lieu est le plus efficace pour faire charger le toro sur le leurre avec moins d’hésitation, surtout au fur et à mesure que se déroule la faena.

Si nous revenons à l’authenticité (mais aussi à l’efficacité) au moment de l’estocade, les historiens de la corrida racontent que Fernando Gomez, El Gallo, matador sévillan de la fin du XIXème, aurait déclaré au moment de la suerte suprême (estocade) el que no se cruza que se lo llevan ya (qu’ils l’enlèvent tout de suite). Pourtant Fernando était connu comme un matador médiocre alors que ses succès furent construits par son toreo orné de détails esthétiques et son classicisme. N’oublions pas que ce torero était le père des deux figuras historiques Rafaël El Gallo, le Divin Chauve, et le grand Jose Gomez Gallito.

Le sentiment est une composante de l’émotion dont les aficionados, dans leur majorité, estiment qu’elle est l’élément indispensable de la corrida. François Zumbiehl nous fait remarquer à juste titre que le sentiment et l’émotion, s’ils sont essentiels, ne doivent pas écarter la raison. Certains ont pu critiquer Manolete pour son toreo profilé pendant la faena de muleta. Peu importe. S’il était croisé avec le toro, dans le sitio où le toro embiste (charge) car le torero l’oblige à passer dans ce terrain s’il a l’assurance et la technique pour maintenir le toro jusqu’au bout de sa charge. Plus proche de nous, n’avez-vous pas vu parfois Jose Tomas toréer profilé, faire passer le toro en pleine charge le long de son corps. Sans sa technique, sa raison qui maitrise son courage, il n’aurait pas pu toréer avec un tel niveau de pureté. Chaque torero a sa technique pour exprimer son art, sa maîtrise, l’authenticité et l’émotion qu’il nous procure. En tauromachie, si l’inspiration et le sentiment sont signe d’une expression artistique profonde et efficace, rien n’est possible sans la raison, sans la connaissance et la technique qui en découle.

L’autre point technique essentiel de la tauromachie moderne pour le torero est de templer la charge du toro avec la cape mais surtout avec la muleta car elle est plus proche de la conclusion de la faena. Réalité fragile et éphémère de produire l’accord entre le mouvement de l’étoffe maniée par l’homme et la charge de la bête. Si le torero n’arrive pas à templer, à adoucir la charge du toro pour éviter que le toro n’accroche ce leurre, il ne pourra pas s’approcher de lui efficacement avant la suerte suprême de l’estocade. S’il arrive à réussir cette harmonie, elle lui permettra de toréer dans la proximité (parfois dans la verticalité) sans étouffer la charge du toro comme on le voit trop souvent chez certains qui n’exécutent que des demi-passes. Ce n’est pas ce que j’apprécie. Ces passes ne commandent pas (no mandan) vraiment. Elles subissent les à coups de la charge sans vraiment la conduire.

Le courage seul, l’exaltation seule à la limite de la raison, ne peuvent pas solutionner le combat du torero face au toro. Il peut perdre progressivement les limites du danger. La raison née de la réflexion, de la répétition des gestes et de la confiance dans sa technique, sans oublier son aficion initiale, doit lui permettre d’exprimer les sentiments et l’émotion qui est le fondement de la tauromachie.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 77 – Septembre 2019