ÉDITORIAL SEPTEMBRE 2021

ENTRE LA GIRALDA ET LA TORRE DEL ORO

Séville avait dû annuler sa Feria d’avril 2021 pour cause de pandémie. L’empresa Pagès a porté ses efforts sur sa Feria de San Miguel en organisant 14 spectacles de qualité, dont une novillada piquée, entre le 18 septembre et le 3 octobre. Si l’on se réfère aux commentaires des professionnels et de la presse, il est regrettable que certains ganaderos aient envoyé des lots préparés pour la feria d’avril avec des toros de plus de 5 ans. Outre le fait que certains avaient près de 6 ans, le trapio, tant en masse musculaire que leur structure, était excessif avec un poids dépassant les 600 kg pour des toros de l’encaste Domecq, en particulier les Santiago Domecq et les Fuente Ymbro. Combien de toros de la majorité des encastes actuels supportant 630 kg avec deux vueltas du ruedo à sa sortie, deux puyazos, 50 capotazos, 3 paires de banderilles peuvent maintenir leur fond de race pendant la faena de muleta ?

Plusieurs toreros ont pu exprimer le fond de qualité espéré de certains toros, habituel dans le toro de Séville bien connu des aficionados de la Real Maestranza. Ma disponibilité et mon envie de retrouver Séville et cette ambiance si spéciale de la Plaza des bords du Guadalquivir où je fus abonné pendant 10 ans, m’ont amené à cette feria atypique. Les succès populaires concernaient surtout les fines de semanas notamment le vendredi 1er octobre et surtout les 2 et 3 octobre qui clôturaient la San Miguel 2021 avec la double présence de Morante. Par contre, les corridas de la semaine ont été contrariées, malgré la qualité des cartels, par l’absence des festivités et de l’ambiance de la rue. J’ai pu assister aux 5 dernières corridas qui m’ont inspiré ces 3 titres représentatifs de ces personnages symboliques dans le lieu mythique de la Maestranza :

El Catedratico : la corrida présentée par la famille Matilla (Garcia Jimenez) était certainement par sa présentation sérieuse, la plus harmonieuse de l’encaste Domecq de cette feria. Juli reçut Ateo III, premier de la tarde, avec une précision et une maîtrise qu’il avait un peu abandonnées les années antérieures mais que nous avons retrouvées à plusieurs occasions dans cette temporada atypique. Bien que portant le nom d’Athée, il crut immédiatement au langage exprimé par Julian Lopez pour qu’il l’accompagne durant toute sa faena. Après ses véroniques douces et templées, ses chicuelinas basses et le tercio de pique, Juli le reçut avec sa muleta par une série de doblones exceptionnels par leur douceur, leur lenteur, leur harmonie dans un palmo de terreno (un pouce de terrain). Je n’avais jamais vu une telle interprétation. Sa faena de muleta se poursuivit par des séries droitières lentes marquées par la grâce et l’harmonie qu’il sut reprendre pour conclure la faena après des naturelles plus compliquées. Il se disait dans les couloirs de la Maestranza que Juli se ressentait de douleurs dorsales suite à une forte voltereta à l’entraînement au campo. Malgré ce, le Maestro sut accompagner Ateo III, toro d’une grande qualité, respectant ses charges dans son rythme et sa fluidité. C’est plus difficile à réaliser que la facilité trompeuse peu faire croire à certains. Le public accompagna, avec la musique, la faena par les fameux Olé légers de la Maestranza de Séville. C’était parfait et même son estocade, pourtant souvent critiquée, respecta la qualité de la faena et la qualité du toro. L’oreille demandée et octroyée correspondait parfaitement à l’excellence et à la maîtrise du Maestro. C’était la faena du grand maître en tauromachie qu’il est devenu. A mes yeux, il correspond bien au Catedratico de las Universidades.

Morante, artista genial : la Real Maestranza a vu dans cette San Miguel des moments artistiques notables comme ceux de Jose Maria Manzanares, Andrès Roca Rey, Juan Ortega et Diego Urdiales sur lequel je reviendrai. C’est l’actuation de Morante de la Puebla, face à Jarcio, toro de Juan Pedro Domecq, qui marquera cette feria inhabituelle avec les contraintes sanitaires et les dates réparties sur 3 semaines.
Le torero de la Puebla del Rio a démontré cette année un comportement aux antipodes de sa carrière où trop de tardes médiocres contrariaient des moments brillants. Premier de l’escalafon européen avec plus de 50 corridas, il a accepté des cartels, des élevages, des plazas inhabituels pour lui. De même, après Séville, il a confirmé à plusieurs occasions des moments intéressants, de génialité comme ce dernier 12 octobre à Madrid où il a coupé une grande oreille et le 16 octobre 3 oreilles à la feria de Jaen. La tarde du vendredi 1er octobre restera dans les mémoires de l’aficion andalouse, sans oublier l’aficion française présente à Séville malgré les réservations difficiles pour les cartels des dates fortes. Ceux qui voulaient voir l’Arte de Torear ont vu un artiste unique, génial, à la hauteur des grands maestros andalous de l’histoire : Rafael El Gallo, Juan Belmonte, Pepe Luis Vazquez, Chicuelo, Curro Romero, Rafael de Paula… qui ont marqué l’histoire de la tauromachie.

Je veux distinguer l’Arte de Torear que la majorité des toreros de qualité qui ont affronté le toro bravo ont utilisé et maîtrisé, ce sont les bases dominatrices et esthétiques de ce combat et le Torero Artiste qui démontre une personnalité unique, réalise des gestes inattendus, magnifiques par leur caractère et leur beauté face au toro bravo. Morante ce vendredi 1er octobre était vêtu d’un costume baroque, inesthétique à mes yeux, de couleur rose bonbon avec des broderies d’or et noires. Il m’apparut, ainsi qu’à la majorité du public, que le torero de la plaine sévillane du Guadalquivir avait des intentions majeures. Un premier inutilisable, le 4ème Juan Pedro Domecq Jarcio restait la dernière chance de Morante avant les Miura du dimanche. Il ne laissa pas le public réfléchir. Il se présenta immédiatement à genoux face au toro le long des barrières, pour réaliser un geste taurin dans une arène que personne n’avait vu de nos jours. C’était indescriptible. Il commença apparemment par une larga ( ?) tout en entourant la cape lentement, avec maîtrise, sur le haut de son corps en dessous des épaules. Il répéta cette suerte inconnue, a priori sortie de la saga des Gallo. Le public resta interdit d’autant plus qu’il enchaîna immédiatement par 5 véroniques exceptionnelles en gagnant vers le centre : exceptionnelles de rythme, d’élégance, sans oublier cette puissance qui semble aspirer le toro. Il ne m’est pas possible de vous décrire dans le détail ce moment qui mettait le public en folie qui réagit au quite exceptionnel pour amener le toro au cheval, les mains croisées à la hauteur de la ceinture comme des ciseaux qui s’ouvrent et qui se ferment. Après ces tijerillas et le remate final, la musique joua mais elle fut étouffée par une foule en délire qui exultait debout sur les gradins. Morante réalisa avec la muleta une faena inspirée se positionnant progressivement très près du toro qui le prit pour l’élever, sur la pointe droite dans l’entrejambe, à plus de 2 mètres de haut, heureusement sans conséquence grave. La plaza en folie se tut pour l’exécution d’une bonne estocade entière efficace. L’attribution des 2 oreilles par la présidence était obligatoire, exigée par un public déchaîné. Les aficionados comme enivrés par cette faena, resteront un moment interloqués avant d’acclamer Morante pendant sa vuelta al ruedo avec les deux oreilles. Oui, nous venions de voir un Torero Artiste incomparable par les temps qui courent.

Il est dommage que Pablo Aguado, durement blessé au genou, n’ait pu défendre ses chances. La Feria terminée, il me paraît le seul, dans un style plus classique, à pouvoir s’approcher de la sublime actuation artistique de Morante. Juan Ortega me paraît un peu léger dans cette recherche, même si son exécution des véroniques est parfaite.

Certains me diront, étonnés, que j’oublie de parler du succès de Diego Urdiales. Ce n’est pas le cas mais tout en considérant sa tarde de 2 oreilles comme importante, je préfère qualifier le toreo du riojano de Logroño comme une expression parfaite de l’Art de Torear auquel il manque cette émotion qu’apporte l’exécution artistique de Morante ou dans un autre style, celle de Jose Maria Manzanares. Certains diront qu’il torée avec éducation. Sa tauromachie est reposée, délicate et élégante. Fils spirituel de l’historique Curro Romero, il a retenu chez lui ce toreo vertical, calme et templé, sans l’expression unique du Maître de Camas. Cela correspond plus à un classicisme épuré qu’à une expression artistique éclatante.

Le Spécialiste : le 22 avril 2013, Manuel Escribano, torero sévillan de Gerena, remplaça El Juli blessé pendant la Feria, dans le cartel de la miurada qui la clôturait traditionnellement. Il triompha ce jour-là en coupant les deux oreilles du Miura Datilero. Sa carrière prit ce jour-là un nouveau départ alors qu’il avait vécu 10 années difficiles après son alternative. Les circonstances et les succès l’ont amené souvent à faire face à ces types de corridas dites dures et exigeantes : Miura, Victorino Martin, Adolfo Martin, La Quinta… face auxquels il a subi des blessures graves. Il a connu aussi, heureusement, des triomphes importants, comme celui de l’indulto à Séville de l’excellent Cobradiezmos en 2016 dont il sut mettre en valeur les qualités ainsi que celui du Miura Tahonero, en 2019 à Utrera, premier de l’histoire de l’élevage de Zahariche. Ceux qui ont suivi la termporada 2021 du torero de Gerena savent qu’elle a été satisfaisante qualitativement. Pourtant, malgré l’excellente faena du 26 juin à Madrid devant son deuxième Victorino, limitée abusivement à une oreille après une magnifique estocade sans pinchazo, il n’a pas été répété à Las Ventas. Il n’a pas été invité à toréer dans d’autres arènes de première catégorie (pourquoi ?) tant en Espagne qu’en France, avant celle de clôture de la San Miguel le 3 octobre alternant avec Morante et Pepe Moral.

Le Miura Cuajadito sortit en deuxième position. Escribano le reçoit à Puerta Gayola dans ce ruedo qu’il connaît bien. Il enchaîna directement une très bonne série de véroniques, encouragé par le public sévillan. Il réalisa une faena classique qui permit de mettre en valeur les qualités de Cuajadito qui a obtenu le prix du meilleur toro de la Feria. Sa faena de muleta sur le côté droit, fut excellente sur plusieurs séries conduites avec temple, citant de loin, donnant l’avantage à ce toro bravo. Il utilisa parfaitement cette charge même si le côté gauche était impossible, ce qui fut confirmé par une voltereta sans gravité. La qualité de l’ensemble de la faena et une très bonne estocade lui permirent de couper 2 oreilles exigées par l’ensemble du public. C’était un triomphe mérité dans ces arènes mais il ne put conclure devant le 5ème impossible. Il peut espérer que les succès de Las Ventas et de la Maestranza lui ouvriront à nouveau les portes des arènes, tant en Espagne qu’en France.

Je voulais vous décrire ces évènements qui ont marqué cette San Miguel de l’espoir. Je ne dois pas oublier le triomphe d’Emilio de Justo, devant les Victorino Martin, coupant deux oreilles au quatrième, dans son mano a mano avec Antonio Ferrera, décevant en fin de temporada. N’ayant pas assisté à cette corrida du 23 septembre, je n’ai pu l’ajouter aux autres titres pour les actuations majeures que j’ai pu admirer.
Cela restera pour moi un grand souvenir ajouté à la magie du ruedo sévillan et à la chaleur de son public.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Edito n° 100 – Septembre 2021