ÉDITORIAL JUIN 2021

LA PENSÉE UNIQUE

Je me rappelle dans ma jeunesse qu’il existait une indépendance de pensée des aficionados et de la presse taurine vis-à-vis des toreros, même si en France la revue Toros qui avait un monopole de fait, était devenue le reflet de la pensée officielle de la tauromachie. C’étaient de bons aficionados, tant au niveau de leurs connaissances que de leur passion pour la corrida mais qui, à mes yeux, avaient le tort de vouloir imposer une vision unique. Ils montraient une connaissance et une culture indéniables mais restaient figés sur des idées arrêtées qui se transformaient parfois en diktat. Paquito, Francis Cantier, avait pris la suite de sa mère Miquelita, créatrice en 1925 de Biou y Toros dont le titre se contractera en Toros.

La nouvelle direction imposa à cette revue un style austère et parfois injuste à mes yeux. C’était la référence des aficionados français, même si nous avions aussi de grands journalistes indépendants : Paco Tolosa, Don Severo, Don Fernando, El Tio Pepe, Jean-Pierre Darracq… Pierre Dupuy devenu la référence de Toros, oh combien érudit et sévère, était très compétent mais partial. Ceux de ma génération se rappelleront certainement du jugement inique que Dupuy et ses inconditionnels ont porté pendant plusieurs années sur Damaso Gonzalez, le Maestro d’Albacete. Ils lui reprochaient son absence d’esthétique et se moquaient même de sa petite taille, de sa cravate dégrafée… Eux, les connaisseurs, auraient dû se rappeler du physique de Juan Belmonte et surtout se rendre compte de la capacité impressionnante du toreo de Damaso avec sa muleta qui s’imposait à la majorité des toros, même de face.

Plus tard, son succès grandissant dans le public libre, ils abandonnèrent leurs commentaires ridicules mais sans reconnaître leurs erreurs antérieures. C’était la pensée unique de l’aficion française endoctrinée par la pensée de leurs maîtres influenceurs. J’ai horreur de ce terme, de cette notion à la mode ces derniers temps, censée différencier les personnes aptes à donner des leçons pour orienter leurs lecteurs et les réseaux sociaux (en faisant parfois le négoce). Leurs déclarations antérieures avaient un effet préjudiciable pour certains toreros auprès des nombreux lecteurs fidèles de la revue nîmoise. Cela aboutit progressivement à la pensée unique, qui s’imposait comme une certitude, étant donné la confiance aveugle que les habitués avaient en ces spécialistes, la plupart du temps compétents mais qui souvent avaient trop d’a priori. Ils se basaient sur des critères aveuglés par une analyse trop personnelle et parfois erronée. De nos jours, Toros reste une revue sérieuse. Elle a perdu son monopole mais aussi son côté inquisiteur.

Le 28 juin dernier, je regardais à la télévision la corrida d’ouverture de la temporada 2021 de Las Ventas avec une corrida sérieuse de 6 Victorino Martin de plus de cinq ans. Manuel Escribano, chef de lidia, aborda la faena du 4ème Victorino, d’une noblesse sauvage, typique de l’encaste, par deux changements dans le dos au centre du ruedo, enchaînant de très bonnes naturelles. Le public sectaire du Sol de Las Ventas, essaya de le déstabiliser criant en permanence cruzate, oubliant que se croiser est important au début d’une série de muleta mais ignorant peut-être que se croiser entre toutes les passes est contraire à la ligazon. Lorsqu’elle se fit, la plaza rugit car toro et torero étaient en harmonie. Ils oubliaient que le toreo commence toujours à la deuxième passe (Semana Grande du 28 juin 2021). Après une grande estocade dans le haut, Escribano ne se vit attribuer qu’une oreille. Il est vrai que la pétition du public des tendidos 7 fut tiède contrairement au reste de la plaza. Depuis son époque de novillero, ces aficionados sont très exigeants envers Manuel ? La télévision nous permit de voir et d’entendre au callejon l’apoderado et ancien matador de toros, Jose Luis Moreno, qui commentait très ému les efforts prodigieux qu’avait dû faire le torero après les trois gravissimes blessures dont il avait souffert suite à son engagement extrême. Quand je constate que la presse spécialisée a quasiment passé sous silence le premier indulto par Manuel d’un toro de Miura, Tahonero, en juillet 2019, je m’interroge. Cette presse, connut par une collaboration facile, aurait fait des commentaires dithyrambiques dans d’autres circonstances, en fait dans d’autres mains plus médiatisées. C’est la Pensée Unique.

Manuel Escribano face à Atlas de chez Margé – Vuelta pour le bicho et deux oreilles !

Je me permets de conclure en demandant aux organisateurs d’ouvrir le système restreint qui gère les cartels de nos jours, limité aux relations empresariales et à l’intérêt de leurs propres protégés. Cela limite les competencias avec la nouvelle génération moins armée et l’émotion nécessaire à la vie de la tauromachie. Certains pourraient me faire remarquer mon amitié familiale avec Escribano depuis plus de 30 ans. Je puis vous parler aussi, parmi d’autres, du matador de toros de Salamanque, Juan Del Alamo. Il a coupé en tant que matador de toros, 10 oreilles en 20 actuations à Las Ventas dont celles de sa sortie en triomphe en 2017. Malgré ce, il ne fut classé que 50ème à l’escalafon 2019 ? Je sais pourquoi mais cela ne me convient pas ! Les aficionados influencés par la coalition de la presse spécialisée, dépendante du système et les accords des empresas, ont fait progressivement disparaître l’image de Juan. L’aficion est un complice involontaire. C’est la conséquence de la pensée unique. Elle devient dominante dans toute la société actuelle, amplifiée par les réseaux sociaux, parfois alliés sans le savoir. Afin de ne pas ouvrir le débat sur d’autres nombreux thèmes de société basiques mais conflictuels par les temps qui courent, je m’abstiendrai…

Revenons chez nous ! Je ne fuis pas ces débats mais je préfère me limiter au monde taurin qui est la motivation de ces lignes. Les cartels des corridas de la Feria de Béziers 2021 sont attractifs. La substitution d’Enrique Ponce par Daniel Luque donne, pour moi, encore plus d’intérêt à l’affiche du 13 août tant le torero de Gerena se montre profond et inspiré. Je me soucie davantage de l’effet de la corrida du 14 sur le public alors que celles des 12 et 15 août sont très attirantes, avec des toreros qui fonctionnent au plus haut niveau. Ils montrent leurs motivations depuis le début de la temporada pour reconquérir leurs places ou mieux se faire connaître, comme Rafi, dans cette terre si liée à l’histoire de sa famille.

El Rafi à Nîmes 12 juin 2021 face à Cantaor- 2 oreilles

Il est évident que la présentation et la force des toros restent inconnues, même parmi les élevages majeurs. J’ai particulièrement remarqué la présence des Victoriano del Rio qui ont brillé récemment à Burgos, Badajoz et Madrid le 7 juillet, tant par leur comportement que par leur trapio. Les maestros Roca Rey, Perera, Emilio de Justo, Ferrera, Manzanares, Luque… ont montré à plusieurs occasions leur volonté, leur inspiration et nous connaissons leur expérience. Prémices d’une temporada importante si les contraintes sanitaires le permettent.

Pour conclure : por favor, ne répétez pas toujours les mêmes toreros et ganaderos qu’imposent les groupes empresarios/apoderados. Ne soyez pas complices de la pensée unique ! Elle m’ennuie fortement en politique et dans ces médias qui reprennent les informations de ces doctrines de groupes sans le moindre doute ni défiance. Mais qu’ils ne l’imposent pas dans les ruedos. C’est certainement moins grave. Mais pour nous ce serait lassant et ne permettrait pas à des toreros hors système de démontrer leur talent, leur courage et pourquoi pas de bousculer l’ordre établi par ce système.
Ne nous laissons pas enlever nos illusions, nos émotions, nos visions personnelles que peuvent nous apporter certaines tardes dans les ruedos.

Le responsable de rédaction : Francis ANDREU – Édito n° 97 – Juin 2021